L’enfant qui ne riait pas
jean2150 23.12.2008 20:44:34 (permalink)
L’enfant qui ne riait pas
 
 
Lorsque Petit Jean naquit, ses parents invitèrent parents, amis et connaissances pour une grande fête. Ils avaient eu soin, bien sûr, d'inviter aussi toutes les fées du voisinage; en général  elles ne venaient point mais cela leur faisait grand plaisir de recevoir des nouvelles et elles accordaient tout aussitôt leur protection au nouveau-né.
         Or, une nouvelle fée venait tout juste de s'installer près de la source du petit bois et malheureusement personne ne s'en était encore aperçu. La fée Sévère, c'était son nom, avait quitté son ancienne demeure, tout près d'une école, car elle ne supportait plus les rires et les chants des enfants qui jouaient dans la cour.
         Lorsque la fée Sévère eut vent de la naissance de Jean, ces choses là se savent vite, elle attendit son invitation, mais en vain. Furieuse et dépitée, elle se vêtit de noir pour se déguiser en matrone et s'en vint assister à la cérémonie sans qu'on y prit garde. Elle se mêla aux parents et aux curieux et s'inséra dans le défilé qui, suivant la coutume, passait devant le berceau pour souhaiter au petit toutes les félicités possibles. Quand ce fut son tour, elle étendit la main gauche sur le berceau et marmonna une incantation d'une voix si basse que personne ne se rendit compte de rien. Fuyant les réjouissances qui s'ensuivirent, elle regagna sa tanière en ricanant méchamment.
 
         Les premières semaines de la vie de Petit Jean ressemblèrent à celles de tous les bébés attendus et désirés. Il tétait avec un appétit visible, souriait à tous ceux qui passaient, dormait sagement la nuit et poussait à vue d’œil.
         Mais quand il eut un peu grandi, la malédiction de la fée Sévère se manifesta dans toute son horreur. Tant que Petit Jean souriait ou essayait ses premiers mots tout allait bien, mais sitôt qu'il se mettait à rire, d'étranges phénomènes se produisaient aux alentours. Dès la première manifestation de joie, les cadres se décrochaient des murs, les vitres se fendaient soudain sans raison, la vaisselle se brisait dans le dressoir.
         Comme Petit Jean possédait un heureux caractère, le moindre incident prenait une tournure tragique : une cabriole du chat le mettait en joie et c'en était fait du service de table, une plaisanterie innocente, et l'éclat de rire qui suivait pulvérisait toute la rangée des pots de géraniums pendus au balcon, ce n'était vraiment pas normal.
 
         Ses parents se rendirent avec lui d'abord chez le rebouteux du village. Le vieux sage qui en même temps avait office de savetier les reçut dans son atelier qui sentait le cuir et la poix. Il écouta patiemment le récit des phénomènes étranges, regarda les yeux du petit, ses oreilles et ses dents, grommela dans sa barbe en secouant la tête et s'en alla quérir une pile de grimoires entassés dans un coin de l'appentis.
         Longtemps, longtemps, il tourna page après page, souffla sur la poussière qui brouillait les enluminures et poursuivit sa quête. De temps à autre il allait dénicher un autre volume, le posait sur le lutrin et reprenait sa recherche. L'homme et la femme se tenaient cois, assis sur un banc, et attendaient patiemment la solution de leurs ennuis. Leur espoir s'amenuisait au fur et à mesure de la lecture, les volumes passaient d'un tas sur l'autre, le rebouteux revenait parfois en arrière en mouillant son doigt, mais après que la matinée se fut écoulée, il termina le dernier manuscrit.
         D'un geste définitif il fit claquer le fermoir de cuivre et dit au parents éplorés :
         " Nulle part je n'ai vu trace d'un cas semblable. Il s'agit d'un enchantement très puissant et fort rare. Il vous faudra consulter un sorcier du Septième Cercle, seul un Grand Initié peut venir à bout d'un sort aussi maléfique."
         Comme les parents de Jean étaient ses amis et que somme toute il ne s'était pas révélé d'un grand secours, le sage ne demanda que trois pièces de bronze pour sa consultation ; de coutume il réclamait une pièce d'argent.
         Les pauvres gens regagnèrent leur logis bien perplexes et fort découragés. Ils ne connaissaient aucun sorcier de quelque Cercle que ce fût. Ils se résignèrent donc à en rester là et décidèrent d'attendre.
 
         Dès qu'il eut l'âge de penser, Petit Jean se rendit bien compte qu'il était différent et qu'une malédiction le poursuivait. Sitôt que son visage s'épanouissait un qu'un sourire fleurissait sur ses lèvres, ses parents le regardaient d'un air désolé et le rire prêt à jaillir s'éteignait de suite.
         A l'école c'était tout pareil. Après que le grand tableau noir se fut fendu du haut en bas après une plaisanterie du maître qui avait bien amusé toute la classe, Petit Jean se sentait mis à l'écart. Lorsqu'il s'approchait d'un groupe qui riait aux larmes, les visages se fermaient et les conversations tournaient court. Ses camarades avaient vu trop de lunettes brisées, de sarraus soudain couverts de boue venue de nulle part, de galoches perdant tout d'un coup leurs semelles, pour risquer encore leurs affûtiaux en compagnie d'un porte-guigne.
 
         Les années passèrent bien tristounettes. Loin de s'atténuer le sort ne faisait que prendre du poids et de l'ampleur, toute joie amenait son lot de catastrophes.
 
         Un matin, Petit Jean avait alors douze ans révolus, il alla se promener un peu plus loin que de coutume; en ces temps là les villageois ne s'écartaient guère de leurs demeures et de leurs champs.  Marchant la tête baissée, il suivit un sentier sans bien savoir où il menait. Après maint tour et détour, le chemin le mena vers une source, à l'orée d'un petit bois. Levant la tête il aperçut une femme âgée, courbée vers le sol et qui semblait scruter chaque brin d'herbe autour d'elle.
         "Bonjour madame" fit très poliment Petit Jean "avez-vous perdu quelque chose ?"
         "Bonjour mon garçon" répondit la dame  " ma bague a chu dans l'herbe et je n'arrive point à la retrouver. Hélas mes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient... "
         Petit Jean se mit à quatre pattes et commença ses recherches, tournant en rond et regardant partout. Soudain il entrevit une lueur sous une motte. Il allongea la main et saisit la bague retrouvée. C'était un bijou magnifique, un cercle d'or ouvragé dont le chaton portait un rubis de grande taille, ciselé en forme d'étoile.
         Tout content le garçon rendit l'objet à sa propriétaire qui l'enfila sur son pouce gauche. Il y eut un coup de tonnerre dans le ciel clair et la dame parut rajeunir tout à coup de bien des années.
 
         La fée Sévère, car c'était elle, avait suivi attentivement l'évolution de son maléfice. Mais dans le cœur d'une méchante fée, comme dans le cœur de chaque être, il reste parfois, bien enfoui tout au fond, un petit coin de bonté et la fée regrettait parfois sa mauvaise action; c'est pourquoi elle avait guidé le garçon vers sa demeure.
         Elle resta pensive un moment puis dit à Petit Jean qui la regardait avec stupeur:
         " Je connais tes ennuis, je sais qu'un mauvais sort t'accompagne, un sort très puissant auquel il n'existe qu'un seul remède; respirer le parfum de la tulipe bleue. Va consulter le mage Batamel, il vit sur la colline aux sept saults au-delà du marais des Pélicans Chauves; il t'indiquera le chemin qui mène à la fleur magique. Adieu et que les Elfes te protègent."
         Et la fée disparut; à sa place dans l'herbe gisait une branche tordue et noueuse de néflier, une sorte de bâton de marche. Petit Jean s'en saisit et un frémissement lui traversa la main. Il remarqua que cette sensation ne se produisait que lorsqu'il se tournait vers le couchant; quand il faisait face à d'autres directions, le bâton restait sans vie dans sa main. Il eut vite fait de comprendre que la fée dans son remords, lui avait laissé un talisman, un guide qui lui montrerait la route à suivre.
         Mais déjà le soleil se profilait bas sur l'horizon et Petit Jean décida de retourner à la maison.
 
         Devant la soupe chaude, il raconta à ses parents surpris et inquiets tout ce qui lui était arrivé dans la journée et il leur annonça son intention de se mettre en quête de la tulipe bleue dès le lendemain.
         Au matin, sa maman avait les yeux gonflés de larmes quand elle lui remit une besace contenant du pain, du lard et des pommes pour son grand voyage. Il était si petit encore pour entreprendre un tel périple, mais lorsque les fées expriment leurs intentions, on ne peut qu'obéir.
 
         Le bâton frémissait joyeusement dans sa main lorsqu'il quitta le village en tournant le dos au soleil. Il n'avait aucune idée de l'endroit auquel son guide le conduirait. Jamais son père ou sa mère n'avaient entendu parler du marais et de la colline, les voisins consultés n'en savaient pas plus et un vieux paysan fit remarquer que les saules (les saults en vieux parler) ne poussent qu'au bord des ruisseaux ou dans les lieux humides et non pas au sommet des collines. Cependant Petit Jean gardait sa confiance en la fée.
         Il marcha un jour entier, quittant d'abord les champs cultivés qui entouraient le village, puis les bosquets et les prairies qu'il connaissait. Les gens qu'il croisait lui faisaient adieu de la main car la nouvelle de son voyage s'était répandue comme une traînée de poudre et plus d'un critiquaient son audace et jugeaient ses parents bien insouciants.
         Le soir, le jeune marcheur se sentait bien fatigué. Il mangea de bon appétit et but au ruisseau gonflé par les pluies de printemps. La nuit fut paisible; dans la région aucune bête sauvage ne présentait le moindre danger, jusque là Petit Jean n'avait aperçu que quelques lapins, un renard insolent qui le regarda passer sans manifester la moindre surprise et un très vieux blaireau qui semblait suivre la même route que lui, mais marchait plus lentement.
 
         Le lendemain, le bâton de marche frissonnait d'impatience comme si le but se rapprochait. Le paysage se modifiait, l'herbe devenait plus rare, des champs de cailloux avaient remplacé les prairies verdoyantes et le sol s'élevait de plus en plus. Vers midi Petit Jean entrevit au loin une grande étendue de roseaux et une nuée de gros oiseaux tournoyant dans le ciel. Il en fut très étonné car il n'aurait jamais pensé que le marais fût si près du village et que personne n'en eût jamais entendu parler; peut-être les braves gens le connaissaient-ils sous un autre nom.
 
         Le marais semblait immense et une multitude de sentiers le parcourait s'entrecroisant, tournaillant, revenant en arrière, un vrai labyrinthe. Petit Jean se sentait fort inquiet en pénétrant dans le fouillis de végétation il était si facile de s'y perdre, mais bientôt il se sentit rassuré; infaillible, le bâton lui indiquait la bonne route, à chaque branchement, tantôt il s'agitait vers la droite, tantôt vers la gauche. Le clapotement du saut des grenouilles accompagnait les pas du voyageur; au-dessus de sa tête les pélicans curieux descendaient en vol plané , ils inclinaient la tête d'un côté à l'autre afin de s'assurer de l'œil droit après avoir regardé de l'œil gauche, que cette présence insolite ne présentait pas une menace. Ces oiseaux avaient un air lugubre avec leur gros bec jaune, leur cou dégarni muni d'une énorme poche et leur crâne pelé coloré d'un bleu vif, mais ils ne semblaient nullement agressifs.
         La traversée du marais prit toute la journée, Petit Jean avait bien l'impression qu'il tournait en rond entre les roseaux sur un chemin qui ne menait nulle part. Déjà le chant crépusculaire de crapauds s'élevait dans l'air tranquille et les pélicans avaient regagné leur nid. Le pèlerin cherchait des yeux un endroit abrité pour y passer la nuit quand soudain il sursauta en entendant une voix qui l'interpellait.
         "Hé bien! mon garçon,  te serais tu perdu dans les marais ?"
         Une silhouette emmitouflée dans une grande houppelande apparaissait au détour du chemin se découpant en noir sur les flammes du soleil couchant.
         " Messire, je vous salue, je suis à la recherche du Sage Batamel "
         " Je vois ! Tu es Petit Jean et tu es en quête du chemin qui mène à la tulipe bleue. Ne t'étonne point, je suis au fait des étourderies de mon amie la fée Sévère et je constate qu'elle regrette son geste puisqu'elle t'a fait présent de son bâton de marche. Mais viens dans mon logis, nous y serons plus à l'aise pour parler."
 
         Un peu plus loin le sentier montait en tournant, sortait des marais et escaladait un tertre bosselé sur lequel se dressait une cabane de rondins entourée de sept arbres dont les branches déliées murmuraient dans le vent du soir. Petit Jean voyait mieux son compagnon, c'était un vieillard aux yeux perçants sous le capuchon, la haute taille à peine courbée par les ans.
         Le mage fit un geste vers les arbre:
         " Admire mes sept compagnons, les amis de toute une vie, leurs branches me donnent l'osier pour la vannerie, leur écorce, un remède contre la fièvre des marais, leur bois un réconfort pour les nuits froides. Nul ne sait qui les a plantés, mais ce fut, bien avant que les fées et les elfes n'apparaissent. Quiconque sait écouter leur voix connaît toute la sagesse du monde.
 
         Après un repas frugal dans la cabane, le mage alla s'asseoir sur un banc au dehors et reprit ses explications. Petit Jean, assis à ses pieds sur un billot, écoutait, fasciné.
         " La fée Sévère, dans son étourderie, a évoqué le Sorcier Noir, un être maléfique et redoutable qui se terre dans une caverne au pays des Trolls. Le sort qu'elle t'a jeté se trouve maintenant sous la forme d'une ceinture de fer munie de trois anneaux et sur laquelle ton nom est gravé. Lorsque le Sorcier Noir prend une ceinture au hasard, car il en possède une multitude, et s'en revêt, les plus grands malheurs arrivent à l'infortuné dont le nom figure sur la parure. Il faut donc te hâter car le moment fatidique peut arriver sans crier gare."
 
         Le matin venu, le mage reprit ses explications:
         " Je ne puis guère de donner de détails sur la route à suivre, le bâton de la fée te guidera. Saches cependant que tu devras passer entre les roches Tuilière et Sanadoire, ces pierres dressées qui chantent, traverser le plateau des troupeaux fantômes, puis la forêt aux chauves-souris, enfin tu arrivera au Jardin de la Lune où, parmi d'autres fleurs magiques, se cache la tulipe bleue.
_        Mais les dangers et les fatigues de ce long voyage ne sont rien en comparaison des trois redoutables épreuves que le Sorcier Noir va t'infliger. Sitôt que tu reprendras ton chemin, un de ses émissaires qui se cache sous la forme d'un pélican chauve va s'envoler à tire d'aile et l'en avertir. D'autres te suivront tout au long du parcours. Tu ne pourras alors compter que sur ta sagacité pour échapper au péril."
 
         Petit Jean se remit en route, ayant gagné de sages conseils mais bien peu de renseignements géographiques. Il remarqua que deux pélicans le suivaient de loin, très haut dans le ciel, probablement les espions du Sorcier Noir. Il haussa les épaules en soupirant, il n'y pouvait vraiment rien.
         Son bâton magique avait repris son rôle de guide. Il dirigeait le voyageur vers une chaîne de montagnes qui soulignait l'horizon vers le midi, car cette fois, la direction à prendre semblait avoir changé.
         Le soleil de cette belle journée de la fin de l'été commençait à lui brûler le front et la sueur lui piquait les yeux. Il tressa quelques feuilles de fougères et s'en fit un chapeau. L'eau ne manquait pas fort heureusement, mais sa provision de pain et de pommes se réduisait, le lard avait disparu après les deux premiers jours. Les buissons de mûres et de framboises lui fourniraient un complément mais les cerises sauvages avaient disparu depuis longtemps et ce n'était pas encore le temps des noix et des châtaignes. Il ne trouverait plus d’œufs dans les nids, non plus, car les oisillons de toute sorte avaient brisé leur coquille dès le printemps.
 
         Le sentier escaladait maintenant une montagne aux sommets arrondis. Parfois une faille ou un éboulis coupait la route. Arrivé sur une étroite corniche accrochée au flanc d'une falaise de granit, Petit Jean crut entendre des gémissements qui semblaient venir d'un peu plus loin. Après le premier tournant, la voix résonnait plus forte, de longs gémissements qui montaient et descendaient comme exprimant une douleur indicible. Un pan de rocher lui cachait encore la vue. Il pressa le pas et se trouva à l'entrée d'une plate-forme sur laquelle se dressaient deux roches énormes dressées comme par la main d'un géant. L'espace entre les deux roches formait un couloir étroit où le vent s'engouffrait en hurlant. Chose curieuse, une des pierres levées, de la hauteur d'une maison de riche bourgeois oscillait sur sa pointe, poussée par les rafales, faisant varier la largeur du passage et la hauteur des sons produits par le vent.
         Petit Jean, rassuré, faillit éclater de rire mais il se retint juste à temps. Qui sait, son rire libéré aurait peut-être provoqué une nouvelle catastrophe et détruit à tout jamais cette curiosité de la nature.  Il se rappela alors la comptine que chantaient les vieilles au coin du feu afin d'effrayer les marmots qui rechignaient pour aller au lit:
 
Entendez-vous dans la plaine
Ce chant qui vient jusqu'à nous
On dirait un bruit de chaîne
Qu'on traîne sur les cailloux
C'est le grand Lustucru qui passe
Qui passe et repassera
Emportant dans sa besace
Tous les petits gars
Qui ne dorment pas
Lon lon la ... lon lon la
Tous les petits gars
Qui ne dorment pas.
Lon lon la
 
         Petit Jean n'aimait pas beaucoup cette chanson triste, il se souvenait qu'elle lui donnait la chair de poule mais il en voyait maintenant l'origine. Il contourna la roche Sanadoire avec précaution et continua sa longue marche sur le sentier rocailleux.
 
         Sortant du défilé, Petit Jean se trouva nez à nez, si l'on peu dire, avec un dragon gigantesque et à l'air fort malveillant qui, à sa vue, émit un grondement qui fit trembler la montagne et cracha une courte flamme qui s'éteignit en faisant beaucoup de fumée noire.
         Le monstre avait une panse rebondie, une peau verdâtre et écailleuse, des pattes arrières puissantes terminées par des griffes acérées. Ses pattes antérieures ressemblaient à des bras avec des mains ne possédant que quatre doigts. Dans son dos de petites ailes de chauve-souris de dimensions ridicules pour sa taille imposante, s'agitaient par saccades. S'il pouvait voler, comme la légende l'assurait, c'était par sortilège et non pas à la façon des oiseaux.
 
         Le dragon leva la main droite dans un salut de dérision et dit d'une voix de basse-taille étrangement mélodieuse pour une créature aussi repoussante.
         " Mauvaisjour, Petit Jean, le Sorcier Noir, mon maître, m'a prévenu de ton arrivée. Je suis Ymrir, l'arrière, arrière petit-neveu de Fafnir, le Seigneur des dragons. Tu as pénétré sur mon territoire sans mon autorisation. Il va te falloir résoudre l'énigme que je vais te poser, sans quoi tu périras par le feu."
         Le dragon s'assit au milieu du chemin, fit un nouveau rond de fumée et croisa ses mains griffues sur sa bedaine. Il ferma les yeux et entonna comme une incantation.
         "Si un écureuil et demi mange une noisette et demie en une minute et demie combien de noisettes neuf écureuils pourront-ils manger en neuf minutes ?"
         Il rouvrit les yeux
         " Si tu me donnes un réponse fausse ou si tu n'as pas trouvé la bonne solution avant que ma sieste ne se termine, je te fais ceci... "
         Le dragon tourna la tête vers la gauche et cracha un jet de flammes qui réduisit en cendres un buisson de ronces qui se trouvait à plus de dix pas. Puis il referma les yeux et fit semblant de dormir mais ses oreilles bougeaient, attentives.
 
         Petit Jean restait perplexe:
         " Pourquoi une énigme aussi facile, neuf écureuils, neuf minutes, cela  fait quatre vingt une noisettes, il ne faut pas être grand clerc pour... "
         Il leva soudain son regard et vit le dragon qui clignait des yeux. Comme chacun sait, c'est leur façon de rire et de se moquer car les dragons savent lire les pensées des gens qui leur font face. Le monstre surpris avait refermé trop tard ses paupières, ce n'était donc pas la bonne réponse.
         Petit Jean se mit à réfléchir:
         " Un écureuil, une noisette, une minute... deux écureuils deux noisettes, deux minutes.... mais non! ça n'allait pas, puisque chacun grignotait sa part en même temps. Reprenons... Un écureuil et demi, une noisette et demie, une minute et demie. Bien ! donc un écureuil , une noisette et... une minute ET DEMIE. C'était donc ça, le reste allait de soi, six fois plus de temps, neuf écureuils...."
         Petit Jean enfonça son index juste sous le nombril du dragon qui eut un sursaut, toussa et fit un gros nuage de fumée.
         " CINQUANTE QUATRE noisettes ! "
 
         Le dragon tout étonné car c'était la première fois qu'on lui fournissait la bonne réponse, le dragon prit un air si stupéfait que Petit Jean éclata de rire. Il y eut un éclair, un formidable coup de tonnerre et le monstre se mit à rétrécir, à rétrécir... bientôt il n'y eut plus dans l'herbe qu'un minuscule lézard vert gros comme le petit doigt et qui n'arrivait même plus à roussir les brins d'herbes en crachant du feu.
         Très loin de là sous la montagne maudite, le Sorcier Noir leva la tête en entendant un bruit étrange, un des trois anneaux de la ceinture de fer gravée au nom de Petit Jean, un anneau venait de se briser et de tomber en poussière.
 
         Tout songeur Petit Jean reprit son chemin. Il se demandait si sa rencontre avec le dragon féru de calcul représentait bien la première des trois épreuves que le Sorcier Noir comptait lui imposer. Si c'était le cas et si les autres gages ne s'avéraient pas plus difficiles la situation devenait bien plus favorable. Mais il ne fallait point se leurrer, et il risquait de faire des rencontres bien plus périlleuses encore. Tout là haut, dans le ciel, les deux pélicans assuraient leur ronde vigilante.
         Ce même soir il arriva sur un grand plateau désertique, la seule végétation en vue se réduisait à des mousses et des lichens recouvrant les rochers assez gros pour faire de l'ombre. Petit Jean décida d'en remettre la traversée au lendemain.
         Au cours de la nuit il se réveilla plusieurs fois, transi de froid. Des volutes de brouillard se traînaient sur la lande, et il décida de faire quelques pas pour se réchauffer un peu. Un mince croissant de lune ne permettait pas de voir bien loin et Petit Jean fut fort étonné de distinguer vaguement un immense troupeau qui semblait paître sur le terrain désolé. Il décida d'aller voir de plus près.
         Mais au fur et à mesure qu'il avançait, le troupeau apparaissait toujours à la même distance, disparaissant parfois complètement puis se reformant un peu plus loin. Petit Jean était étonné surtout par le grand silence qui pesait sur le plateau, pas de meuglements, pas de bruits de sonnailles. Il sut alors qu'il avait atteint le plateau des troupeaux fantômes que le mage Batamel lui avait décrit comme un des repères de son voyage.
         Le lendemain il quittait le plateau; le bâton le tiraillait maintenant vers le levant. Si la direction à prendre continuait à se modifier de la sorte, il se retrouverait à son point de départ.
 
         Le terrain descendait en pente douce et il se retrouva bientôt dans une région de rivières et de lacs et qui devenait de plus en plus humide. Après un moment il arriva sur une sorte de digue zigzaguant entre deux marais couverts d'une abondante végétation puis dans un étroit passage rétréci par deux parois de roseaux qui semblaient recouverts d'une bave gluante. Une odeur fétide rendait la respiration difficile.
         Le passage s'élargit enfin pour déboucher sur une mare recouverte d'algues et qui barrait le chemin. Petit Jean s'arrêta, cherchant des yeux un passage, la mare formait comme une cuvette bordée d'un fouillis impénétrable de tiges entremêlées. Il s'apprêtait à rebrousser chemin quand l'eau verdâtre se mit à frémir, à bouillonner et la tête affreuse d'un crapaud géant creva la surface. La gueule du monstre s'ouvrit, assez grande pour avaler d'un seul coup le garçon, garnie de gencives cornées et d'une langue violacée qui se pliait et se dépliait par saccades.
_        Petit Jean regarda derrière lui pour s'assurer une voie de retraite. La digue semblait bouger, onduler, se tordre, elle était recouverte maintenant d'une couche épaisse de grenouilles, de crapauds et de salamandres qui sortaient de l'eau par vagues successives, s'entassaient, se bousculaient, formant un tapis visqueux tout à fait impraticable.
         Le crapaud monstrueux continuait à sortir du fond de la mare et se tenait dressé comme un mur, il frottait son ventre ballonné de ses pattes comme savourant à l'avance un plantureux déjeuner.
 
" Je suis Qumtal, arrière-arrière petit cousin de Rumtal le Seigneur des crapauds, le Sorcier Noir, mon maître m'a prévenu de ton arrivée et je vais te manger. Mais comme je suis d'une nature bienveillante, je vais te laisser une chance de sauver ta vie. Sais-tu nager ? "
         Le garçon fit oui de la tête en avalant sa salive, il était terrifié et se demandait comment il allait pouvoir se tirer de ce mauvais pas.
         Le crapaud reprit de sa voie stridente et haut perchée:
         " Nous allons faire la course jusqu'à l'autre berge. Mon ami le geai donnera le signal de départ, à son troisième cri tu pourras plonger. Si tu gagnes la course, tu partiras sain et sauf, tu as ma parole."
         Il ponctua sa phrase d'un rire horripilant qui fit frissonner Petit Jean et se retourna faisant face à la rive opposée tout prêt pour le départ de la course. Son dos bombé était couvert de pustules qui suintaient en laissant s'échapper une humeur jaunâtre et fétide, mais ce qui étonna le garçon, ce fut un morceau de bois, une sorte de cheville, plantée profondément dans l'échine du monstre.
 
         Saisi d'une inspiration soudaine, Petit Jean empoigna la cheville à deux mains et tira d'un coup sec. Le bouchon se dégagea laissant apparaître un trou noir d'où sortit une vapeur épaisse avec un sifflement aigu.
         "Ne fais pas ça " hurla le crapaud qui tentait de boucher le trou de ses pattes trop courtes. Sa peau se plissait, il se dégonflait comme une baudruche et commençait à se replier sur lui-même. Le geai alors se mit à crier par trois fois.
         " S'il te plaît, remets la cheville, remets la cheville... "
         Petit Jean enfonça le morceau de bois dans le trou, le sifflement cessa aussitôt, mais il la garda bien en main, prêt à l'ôter de nouveau.
         " Ai-je gagné la course ?" demanda-t-il au crapaud.
         " Oui, oui, tu as gagné, tu as gagné... mais enfonce bien la cheville."
         Le garçon enfonça le bouchon du plat de la main, il n'avait pas trop confiance, mais que faire d'autre ? D'ailleurs  le monstre n'inspirait plus guère la crainte. Diminué de moitié, tout fripé et se tenant avec difficulté, il gisait lamentablement dans l'eau sale. Il semblait si pitoyable que Petit Jean éclata de rire.
         Il y eut un formidable bouillonnement d'eau, un nuage de vapeur zébré d'éclairs rouges monta vers le ciel et la mare aux crapauds disparut laissant place à une prairie en pente douce.
 
         Très loin de là sous la montagne maudite, le Sorcier Noir leva la tête en entendant à nouveau le bruit étrange, le second des trois anneaux de la ceinture de fer gravée au nom de Petit Jean, l'anneau venait de se briser et de tomber en poussière.
 
         Petit Jean commençait à trouver la quête très difficile et le chemin fort long. Il soupira en songeant à sa maison, à sa mère et à la soupe chaude qui finissait si bien une journée fatigante. Il longeait un bois touffu, le soir tombait et il était grand temps de trouver un gîte pour la nuit.
 
         Il venait de repérer un taillis accueillant quand un hurlement lugubre le fit sursauter. Il n'avait pas fait deux pas dans la direction de son abri qu'un grand loup gris se dressait devant lui.
         En le voyant Petit Jean en resta médusé, moitié de peur, moitié d'admiration. Certes, ce n'était pas un loup ordinaire, plus grand que le plus grand des hommes, perché sur ses pattes de derrière, il était coiffé d'un chapeau de feutre avec une grande plume de paon et vêtu de chausses en laine tricotée d'un rouge vif; des bottes en peau de lapin cachaient ses griffes.
 
_        " Je suis Genrir, arrière-arrière petit fils de Fenrir fils de Loki et Seigneur des Loups. Le Sorcier Noir m'a prévenu de ton arrivée. Loki mangea Odin jadis, mes fidèles compagnons vont te dévorer."
         Petit Jean jeta un coup d'œil autour de lui, des dizaines de loups assis en rond dans l'herbe se léchaient les babines en attendant le dessert.
         Le grand loup reprit:
         " Cependant, quelqu'un m'a imposé une obligation " Il soupira d'un air malheureux. " Je dois te laisser une chance, aussi nous allons nous mesurer à la course. Tu vois ce bouquet d'arbres là bas? Si tu y parviens le premier tu pourras partir en paix."
         Petit Jean s'écarquillant les yeux distinguait à peine le bosquet dans le crépuscule, il se trouvait à plus d'un quart de lieue, les loups sont des tricheurs nés, tout comme leurs lointains cousins les renards.
 
         Et le loup prit ses marques pour le départ. Petit Jean regardait ses muscles puissants et ses longues pattes, il connaissait la résistance des loups, capables de courir des jours durant et il se résignait presque à être mangé quand il remarqua que les chausses du loup semblaient en fort mauvais état. Les ronces et les épines avaient causé pas mal d'accrocs et un grand brin de laine pendait à l'arrière.
         Vite il s'en saisit et le noua autour d'une racine qui sortaient du sol. Il était temps, le loup démarrait dans un nuage de poussière.
         Mais au fur et à mesure de sa course, le brin de laine tirait sur ses chausses qui se détricotaient tout au long du chemin, bientôt elles tombèrent sur ses bottes et le loup s'étala de tout son long. Chacun put voir alors pourquoi il se vêtait ainsi, un feu de forêt avait brûlé toute une partie de son poil et sa queue, au lieu de s'élever en panache ressemblait à un balais de genets desséchés.
         Les loups furieux de se voir ainsi déconsidérés se jetèrent en masse sur leur chef indigne de son rang. Petit Jean put s'esquiver car les bêtes sauvages trop occupées à dépecer le malheureux empêtré dans sa petite laine ne lui prêtaient plus attention.
         Il marqua sa victoire d'un rire triomphal et le soir tombant fit place à un soleil éclatant. Il se trouvait soudain à l'entrée d'un jardin magnifique orné de fleurs de toutes couleurs. Il lui fallait trouver la tulipe magique avant que le Sorcier Noir ne s'avise d'un autre mauvais tour.
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         es taches bleues ça et là attiraient son attention, mais ce n'étaient que des gentianes, des myosotis, des bleuets, des rhododendrons et même de vulgaires chardons. Il parcourut ainsi allée après allée parmi les fleurs dont le parfum commençait à lui tourner la tête. Il arriva enfin à un splendide parterre de tulipes en pleine floraison bien que la saison en fut passée.
         Un peu à l'écart, au sommet d'un petit tertre une tulipe d'un bleu profond et pur se balançait doucement dans la brise. Petit Jean s'approcha, se mit à genoux dans l'herbe et pencha son visage vers la corolle. Un parfum léger s'en exhalait, il ferma les yeux et respira profondément.
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          a terre trembla soudain, le jardin de fleurs disparut et il se retrouva sur les marches de marbre d'un palais. Devant lui se tenait une très jeune fille dont la couleur des yeux ressemblait étrangement à celle de la tulipe. Des gens accouraient de toute part en poussant des exclamations de joie. Un homme et une femme se détachèrent du groupe et serrèrent tendrement la damoiselle sur leur cœur.
         " Sois béni, mon garçon" dit l'homme, "tu nous as ramené notre fille. Un sort étrange nous l'avait enlevée et nous pensions l'avoir perdue à jamais. "
         Et Petit Jean se sentit libéré tout à coup de l'enchantement qui le poursuivait, il éclata de rire et rien ne se passa qui ne fût normal.
 
         Très loin de là sous la montagne maudite, le Sorcier Noir se leva d'un bond en entendant à nouveau le bruit étrange, le dernier des trois anneaux de la ceinture de fer gravée au nom de Petit Jean, l'anneau venait de se briser et de tomber en poussière. Le magicien poussa un hurlement terrifiant qui fit trembler les monts et les grottes. Il se transforma en une énorme chauve-souris qui s'envola vers le Nord. Personne n'entendit plus jamais parler de lui.
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