ENTRETIENS
L’HOMME
Un homme ordinaire
Felizitas von Schönborn: Bien peu de gens connaissent le Tibet et le bouddhisme. En revanche, il suffit de parler du dalaï-lama pour attirer immédiatement l’attention. Le mot évoque pour un Occidental de mystérieuses résonances qui l’entraînent au pays des Neiges éternelles. Des hommes vêtus de costumes aux couleurs chatoyantes rivalisant avec celles des thankas, splendides broderies et peintures murales, apparaissent devant nos yeux.
Mais que signifient pour vous le titre de dalaï-lama ?
Sa Sainteté : Comme vous pouvez bien l’imaginer, nombreux sont ceux qui non seulement m’estiment mais surtout comptent sur moi. Je n’en reste pas moins un homme ordinaire, un simple moine qui a fait vœu de dévouement et d’abnégation. Chaquz jour, je m’efforce de déployer toute mon énergie dans ce sens. Cela porte un nom : bodhicitta, littéralement l’éveil de la conscience qui suppose la ferme résolution de tout mettre en œuvre pour améliorer le bien-être des autres. Je n’ai pas d’autre souhait. L’éveil de la conscience est le but que je cherche à atteindre, me permettant ainsi d’aider mon prochain à s’affranchir de la souffrance. Une supplique datant du VIIIè siècle illustre cette disposition : » Aussi longtemps que l’espace et le temps existeront, aussi longtemps qu’il y aura des êtres vivants condamnés à parcourir les cycles d’existences successives, que je demeure parmi eux afin de les délivrer de leurs souffrances. »
Nous autres, bouddhistes tibétains, croyons que le dalaï-lama est la réincarnation d’Avalokitésvara, en tibétain Chenresig. Il est le bodhisattva (aspirant à la « bouddhéité ») de la grâce et le protecteur de tout être vivant. Je suis moi-même la soixante-quatorzième réincarnation du Bouddha Sakyamuni ( le sage issu de la famille des Sakyas, 560 avant Jésus-Christ). Nous croyons aux êtres, aux grands lamas, ou tulkus (réincarnation d’un maître ou d’un sage décédé), qui peuvent par eux-mêmes décider de leur renaissance. La dalaï-lama appartient à cette lignée dont la première réincarnation remonte à l ‘année 1351. Ces renaissances successives nous permettent d poursuivre notre œuvre. D’où l’importance à la mort d’un dalaï-lama de rechercher son successeur. Selon nos croyances, il y a une filiation spirituelle entre monprédécesseur et mo. Il m’a transmis en héritage son karma, qui me permet d’assumer à mon tour la fonction de dalaï-lama.
Un océan de sagesse
Que signifie exactement « dalaï-lama » ?
Lama signifie « maître inégalé ». Dalaï est un mot d’origine mongol qu’on pourrait traduire pas « océan ». Dans le sens le plus abstrait, dalaï-lama signifie « Océan de sagesse ». Selon la tradition, il fut attribué en 1578 par le souverain mongol Altan Khan à son guide spirituel Sonam Gyatso. Il se peut bien que le mot gyatso, qui signifie en tibétain « océan », ait été traduit en mongol par dalaï . Jusqu’à la cinquième réincarnation, les dalaï-lamas n’exerçaient que des fonctions religieuses. Ce n’est qu’avec la venue du Vè dalaï-lama que s’opère un transfert de pouvoir. Le Vè dalaï-lama devient l’autorité suprême du Tibet. Les pouvoirs spirituel et temporel sont désormais entre les mains d’une seule et même personne.
Le but de mon existence : servir mon prochain
En Europe, l’alliance du pouvoir religieux et du pouvoir temporel n’a jamais fonctionné de manière satisfaisante. Comment a-t-il été possible au Tibet de concilier l’abnégation du moine avec l’ambition politique du chef d’Etat ?
Servir mon prochain est le but de mon existence, que ce soit en qualité de moine ou de chef d’Etat. Les six millions de Tibétains attendent beaucoup de moi. Je porte sur mes épaules le poids lourd des responsabilités. Si j’aide mon peuple et si je lui consacre toute mon énergie, j’en retire aussi, bien entendu, beaucoup de satisfaction.
Je m’efforce d’être à la hauteur de la tâche qui m’incombe. Si remplis véritablement bien ma mission, j’apporte la preuve que l’institution a encore une raison d’être. Quant à moi, indépendamment de la réussite ou de l’échec, il m’importe de conserver mon intégrité et ma sincérité. A cette fin, je dois faire preuve de lucidité dans l’analyse des motivations qui me poussent à agir.
µAdmettons que le peuple tibétain s’imagine qu’un seul home, moi en l’occurrence, qit le pouvoir de le libérer de son joug : réalisez un peu ma position, elle est très risquée. JE ne parle pas seulement de ce qui se passe actuellement. Je pense à l’avenir et aux solutions qui assureront le bien-être et la survie des générations futures. Voilà mon principal souci.
Je n’ai pas été préparé à remplir cette mission. Lorsque j’ai pris la tête du gouvernement, en 1950, à l’âge de quinze ans, je n’avais aucune formation politique. Le fonctionnement de la diplomatie m’échappait complètement. Depuis, j’ai acquis de l’expérience, surtout pendant ces dix dernières années, en rencontrant des responsables gouvernementaux et diverses personnalités.
A la grande école de la vie
Votre Sainteté, vous dites n’avoir pas été suffisamment préparé à tenir le rôle que vous jouez aujourd’hui sur la scène politique internationale. Un dalaï-lama ne bénéficie-t-il pas d’une formation particulière ?
J’ai reçu une formation semblable à celle que reçoivent tous les moines. Vers treize ans, j’ai abordé la philosophie, la juste définition des concepts, l’art de la rhétorique et la calligraphie. Parallèlement à ces exercices d’écriture, j’apprenais des textes sacrés par cœur. Mon emploi du temps comprenait l’apprentissage de plusieurs matières principales : la dialectique, l’art et la culture tibétains, la grammaire, la philosophie, la médecine et la philosophie bouddhiste. S’ajoutaient à cela cinq matières annexes : la poésie, le théâtre et la musique, l’astrologie, la poétique (métrique, expression et vocabulaire). Pour obtenir le doctorat, trois matières suffisaient ; la philosophie bouddhiste la logique et la dialectique, ainsi que la théorie de la connaissance. En 1959, je passais mon dernier examen, qui consistait en une joute verbale devant un millier de personnes. J’avais terminé mes études. Je reçus le titre de geshe, la plus haute distinction dans les études philosophiques. Peu après, je quittais le Tibet pour l’Inde.
Parallèlement à cette formation théorique, je pratiquais quotidiennement la méditation, qui a été une grande source d’enrichissement. Il y a deux types de méditation : l’une permet d’acquérir la concentration et la sérénité de l’esprit, tandis que l’autre, dire analytique, vise l’acquisition d’une intelligence plus profonde des choses. En ce qui me concerne, je me concentre principalement sur la compassion, je m’attache à) isoler le Moi de l’Autre, à reconnaître l’interdépendance des phénomènes et des êtres, et plus particulièrement des hommes. Je prie, m édite et étudie environ cinq heures par jour, voire plus. Mais la prière est là à chaque instant de ma vie, dès que l’occasion s’en présente. Nous avons des prières adaptées à chacune de nos actions. La prière et la religion font partie intégrante de notre vie quotidienne.
C’est à la grande école de la vie que j’ai le plus appris quand il m’a fallu relever des défis et affronter les nombreuses difficultés rencontrées par mon peuple. Par mon destin de réfugié, j’ai été souvent confronté à des situations quasi désespérées. Je n’ai pas eu le choix, il m’a fallu faire face à la réalité. Devant les menaces constantes, j’ai dû faire preuve d’une extrême détermination et d’une grande force intérieure. Surtout ne pas me décourager, et rester confiant. Je ne serais pas aujourd’hui ce que je suis sans la pratique de la méditation.
Au Potala, le temps s’écoule à sa guise
Vous avez été très tôt séparé de votre famille. N’avez-vous pas eu le sentiment d’être totalement coupé du monde dans le gigantesque palais du Potala ?
La vie d’un dalaï-lama était soumise à un protocole très strict. Mes journées se déroulaient selon un emploi du temps immuable. Mais je n’en ai aucun souvenir précis. Les Tibétains se préoccupent assez peu des heures qui défilent. Les choses débutent et s’achèvent quand elles le doivent, sans précipitation. Paradoxalement, je me suis intéressé aux montres dès mon plus jeune âge. J’étais l’exception qui confirme la règle. Et aujourd’hui, réparer une montre reste encore une de me occupations favorites.
Enfant, je n’aimais pas tout le cérémonial qui m’entourait. JE me sentais très bien en compagnie du chef cuisinier. Mes serviteurs me traitaient comme n’importa quel autre petit garçon. J’ai très tôt découvert en les fréquentant la dureté des conditions de vie des gens simples. Ils me racontaient les injustices et les décisions arbitraires de certains hauts fonctionnaires et lamas. J’ai ainsi compris assez vite combien il était important pour un dirigeant de ne jamais perdre le contact avec la base. Aucun chef d’Etat n’est à l’abri de l’influence de ses conseillers et de ses fonctionnaires qui privilégient leurs intérêts personnels aux dépens de ceux de la collectivité. Il faut rester attentif aux véritables préoccupations du peuple.
Le lotus blanc pousse dans la vase.
Vous avez dit que le dalaï-lama est la réincarnation d’un bodhisattva. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Pour nous, un bodhisattva est un être qui a connu le Grand Eveil et qui, par compassion, renonce à la bouddhéité, c’est-à-dire au « Parfait Eveil », jusqu’à ce qu’il ait conduit tous les êtres vivants à la délivrance. Un bodhisattva peut décider lui-même de renaître ou non. Il prend librement la décision de demeurer dans le cycle des renaissances (samsara) pour apporter son soutien aux autres. En souffrant lui-même, il partage la souffrance des autres et les en affranchit. Cela s’appelle « la pratique du don et du renoncement », par laquelle on fait le sacrifice de son bonheur personnel pour alléger le malheur de son prochain. Le bodhisattva, maître de ses désirs et de ses souffrances, est symboliquement représenté par un lotus blanc. Bien que cette merveilleuse fleur pousse dans la vase, ses pétales restent toujours d’une blancheur immaculée. Elle représente la force qui permet de supporter les aléas du devenir et de la mort. Bodh désigne le faculté de comprendre la véritable essence de la réalité, la sagesse ; et un sattva est quelqu’un qui agit par compassion universelle. Le bodhisattva nous montre l’idéal vers lequel nous devons tendre, un idéal de compassion illimitée nourri d’une sagesse infinie.
Pour ma part, je ne jouis d’aucun statut privilégié. J’observe les deux cent cinquante-trois règles de mon ordre. Les trois premiers commandements interdisent au moine de tuer, de voler, de mentir. La quatrième concerne l’abstinence, que le moine doit respecter strictement. L’observance de la règle ne me met pas à l’abri de toutes les distractions et de tous les soucis de la vie quotidienne.
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