Dino Buzzati, Le K
marcel 12.10.2007 00:24:27 (permalink)
Trên bãi cát phẳng mịn có nhiều chiếc ghe được kéo lên nằm chờ con nước. Tôi đến ngồi trên một lưng ghe đen bóng, che gió châm thuốc hút, rồi nhìn chăm chăm mặt biển êm. Tôi thầm mong mình sẽ gặp con K. như nhà văn Ý Dino Buzzati đã mô tả. Theo truyền thuyết, con K. là một loài quái vật sống ở biển, nó luôn luôn sát hại kẻ nào đã lỡ nhìn thấy đó, dù cho kẻ đó có tìm mọi cách để chạy trốn. Tôi tưởng tượng con K. có đôi mắt thật lớn (tôi luôn luôn thích những đôi mắt lớn) và rồi chúng tôi sẽ im lặng nhìn nhau trong suốt đêm nay. Phải có một cái gì theo đuổi mình suốt đời dù là kẻ thù (như con K.) tôi thấy đời sống cũng đỡ tẻ nhạt.
 
~o~
 
Le K de Dino Buzzati


 
 
QUAND Stefano Roi eut douze ans, il demanda comme cadeau à son père, qui était capitaine au long cours et maître dun beau voilier, de l'emmener à bord avec lui.

«Quand je serai grand, dit-il, je veux aller sur la mer comme toi. Et je commanderai des navires encore plus beaux et encore plus gros que le tien.

Dieu te bénisse, mon petit » répondit le père.

Et comme son bâtiment devait justement appareiller ce jour-là, il emmena le garçon à bord avec lui.

Cétait une journée splendide, ensoleillée, et la mer était calme. Stefano qui n'était jamais monté sur le bateau, courait tout heureux sur le pont, admirant les manoeuvres compliquées des voiles. Et il posait de multiples questions aux marins qui, en souriant, lui donnaient toutes les explications souhaitables.

Arrivé à la poupe, le garçon s'arrêta, intrigué, pour observer quelque chose qui émergeait par intermittence, à deux cents, trois cents mètres environ dans le sillage du navire.

Bien que le bâtiment courût déjà à belle allure, porté par une brise favorable, cette chose gardait toujours le même écart. Et bien quil n'en comprît pas la nature, il y avait en elle un je-ne-sais-quoi d'indéfinissable qui fascinait intensément l'enfant.

Le père, qui ne voyait plus Stefano, et l'avait hélé sans succès, descendit de sa passerelle de commandement pour se mettre à sa recherche.

«Stefano, qu'est-ce que tu fais, planté là? lui demanda-t-il en l'apercevant finalement à la poupe, debout, en train de fixer les vagues.

Papa, viens voir.»

Le père vint et regarda lui aussi dans la direction que lui indiquait le garçon mais il ne vit rien du tout.

«Il y a une chose noire qui se montre de temps en temps dans le sillage, dit l'enfant, et qui nous suit.

Jai beau avoir quarante ans, dit le père, je crois que j'ai encore de bons yeux. Mais je ne remarque absolument rien. »

Comme son fils insistait, il alla prendre sa longue-vue et scruta la surface de la mer, en direction du sillage. Stefano le vit pâlir.

«Qu'est-ce quil y a ? Pourquoi tu fais cette figure-là, dis, papa?

Oh! si seulement je ne t'avais pas écouté, s'écria le capitaine. Je vais me faire bien du souci pour toi, maintenant. Ce que tu vois émerger de leau et qui nous suit, n'est pas une chose, mais bel et bien un K. C'est le monstre que craignent tous les navigateurs de toutes les mers du monde. C'est un squale effrayant et mystérieux, plus astucieux que l'homme. Pour des raisons que personne ne connaîtra peut-être jamais, il choisit sa victime et une fois qu'il l'a choisie, il l'a suit pendant des années et des années, toute la vie s'il le faut, jusqu'au moment où il réussit à la dévorer. Et le plus étrange c'est que personne n'a jamais pu l'apercevoir, si ce n'est la future victime ou quelqu'un de sa famille.

Cest une blague que tu me racontes, papa!

Non, non, et je n'avais encore jamais vu ce monstre, mais d'après les descriptions que j'ai si souvent entendues, je l'ai immédiatement identifié. Ce mufle de bison, cette gueule qui ne fait que s'ouvrir et se fermer spasmodiquement, ces dents terribles... Stefano, il n'y a plus de doute possible, hélas! Le K a jeté son dévolu sur toi, et tant que tu seras en mer il ne te laissera pas un instant de répit. Écoute-moi bien, mon petit: nous allons immédiatement retourner au port, tu débarqueras et tu ne t'aventureras plus jamais au-delà du rivage, pour quelque raison que ce soit. Tu dois me le promettre. Le métier de marin n'est pas fait pour toi, mon fils. Il faut te résigner. Bah ! à terre aussi tu pourras faire fortune. »

Ceci dit, il commanda immédiatement au navire de faire demi-tour, rentra au port et, sous le prétexte d'une maladie subite, fit débarquer son fils. Puis il repartit sans lui.

Profondément troublé, l'enfant resta sur la grève jusqu'à ce que la corne du plus haut mât eût disparu à l'horizon. A distance il apercevait un petit point noir qui affleurait de temps en temps : c'était son K qui croisait lentement, de long en large, et qui l'attendait avec obstination.

A partir de ce moment tous les moyens furent bons pour combattre l'attirance que le garçon éprouvait pour la mer. Le père l'envoya étudier dans une ville de l'intérieur des terres, à des centaines de kilomètres de là. Et pendant quelque temps, Stefano, distrait par ce nouveau milieu, ne pensa plus au monstre marin. Toutefois aux grandes vacances, il revint à la maison et il ne put s'empêcher, dès qu'il eut une minute de libre, de courir à l'extrémité de la jetée pour une sorte de vérification quil jugeait superflue et dans le fond ridicule. Après si longtemps, le K, en admettant que l'histoire racontée par son père fût vraie, avait certainement renoncé à l'attaque.

Mais Stefano resta médusé, le coeur battant la chamade. A deux, trois cents mètres du môle, en haute mer, le sinistre animal croisait lentement, sortant la tête de l'eau de temps à autre, et regardant vers le rivage comme pour voir si Stefano venait enfin.

C'est alors que la pensée de cette créature hostile qui l'attendait jour et nuit devint pour Stefano une obsession secrète. Dans la cité lointaine il lui arrivait maintenant de se réveiller en pleine nuit avec inquiétude. Il était en lieu sûr, oui, des centaines et des centaines de kilomètres le séparaient du K. Et pourtant il savait qu'au-delà des montagnes, au-delà des bois, au-delà des plaines, le squale continuait à l'attendre. Et même s'il était allé vivre dans le continent le plus lointain, le K l'aurait guetté du lagon le plus proche, avec cette obstination inexorable des instruments du destin.

Stefano, qui était un garçon sérieux et ambitieux, continua ses études avec profit et, arrivé à l'âge d'homme, il trouva un emploi bien rémunéré et important dans une entreprise de la ville. Entre-temps son père était venu à mourir de maladie et le magnifique voilier fut vendu par la veuve. Le fils se trouva alors à la tête dune coquette fortune. Le travail, les amitiés, les amusements, les premières amours la vie de Stefano était désormais toute tracée, néanmoins le souvenir du K le tourmentait comme un mirage à la fois funeste et fascinant, et au fur et à mesure que les jours passaient, au lieu de s'estomper, il semblait s'intensifier.

Les satisfactions que l'on tire d'une existence laborieuse, aisée et tranquille sont grandes, certes, mais l'attraction de l'abîme est encore supérieure. Stefano avait à peine vingt-deux ans lorsque, ayant dit adieu à ses amis de la ville et quitté son emploi, il revint dans sa ville natale et annonça à sa mère son intention de faire le même métier que son père. La brave femme, à qui Stefano n'avait jamais soufflé mot du mystérieux squale, accueillit sa décision avec joie. Le fait que son fils eût abandonné la mer pour la ville lui avait toujours semblé, dans le fond de son coeur, une espèce de désertion des traditions familiales.

Et Stefano commença à naviguer, témoignant de qualités maritimes, de résistance à la fatigue, d'intrépidité. Il bourlinguait, bourlinguait sans trêve, et dans le sillage de son bateau, jour et nuit, par bonace ou par gros grain, il traînait derrière lui le K. C'était là sa malédiction et sa condamnation, il le savait, mais justement pour cette raison peut-être, il ne trouvait pas la force de s'en d'étacher. Et personne à bord n'apercevait le monstre, si ce nest lui.

«Est-ce que vous ne voyez rien de ce côté-là? demandait-il parfois à ses compagnons en indiquant le sillage.

Non, nous ne voyons absolument rien. Pourquoi?

Je ne sais pas... Il me semblait...

Tu n'aurais pas vu un K par hasard? ricanaient les autres en touchant du fer.

Pourquoi riez-vous? Pourquoi touchez-vous du fer ?

Parce que le K est une bête qui ne pardonne pas. Et si jamais elle se mettait à suivre le navire, cela voudrait dire que l'un de nous est perdu.»

Mais Stefano ne réfléchissait pas. La menace continuelle qui le talonnait paraissait même décupler sa volonté, sa passion pour la mer, son ardeur dans les heures de péril et de combat.

Avec l'héritage que lui avait laissé son père, lorsqu'il sentit qu'il possédait bien son métier, il acheta de moitié avec un associé un petit caboteur, puis il en fut bientôt le seul patron et par la suite, grâce à une série d'expéditions chanceuses, il put acheter un vrai cargo, visant toujours plus ambitieusement de l'avant. Mais les succès et les millions narrivaient pas à chasser de son esprit cette obsession continuelle et il ne songea pas une seconde à vendre le bateau et à cesser de naviguer pour se lancer dans dautres entreprises.

Naviguer, naviguer, c'était son unique pensée. A peine avait-il touché terre dans quelque port, après de longs mois de mer, que l'impatience le poussait à repartir. Il savait que le K l'attendait au large et que le K était synonyme de désastre. Rien à faire. Une impulsion irrépressible l'attirait sans trêve d'un océan à un autre.

Jusqu'au jour où, soudain, Stefano prit conscience qu'il était devenu vieux, très vieux ; et personne de son entourage ne pouvait s'expliquer pourquoi, riche comme il l'était, il n'abandonnait pas enfin cette damnée existence de marin. Vieux et amèrement malheureux, parce qu'il avait usé son existence entière dans cette fuite insensée à travers les mers pour fuir son ennemi. Mais la tentation de l'abîme avait été plus forte pour lui que les joies dune vie aisée et tranquille.

Et un soir, tandis que son magnifique navire était ancré au large du port où il était né, il sentit sa fin prochaine. Alors il appela le capitaine, en qui il avait une totale confiance, et lui enjoignit de ne pas s'opposer à ce qu'il allait tenter. L'autre, sur lhonneur, promit.

Ayant obtenu cette assurance, Stefano révéla alors au capitaine qui lécoutait bouche bée, lhistoire du K qui avait continué de le suivre pendant presque cinquante ans, inutilement.

«Il m'a escorté d'un bout à l'autre du monde, dit-il, avec une fidélité que même le plus noble ami n'aurait pas témoignée. Maintenant je suis sur le point de mourir. Lui aussi doit être terriblement vieux et fatigué. Je ne peux pas tromper son attente. »

Ayant dit, il prit congé, fit descendre une chaloupe à la mer et s'y installa après s'être fait remettre un harpon.

«Maintenant, je vais aller à sa rencontre, annonça-t-il. Il est juste que je ne le déçoive pas. Mais je lutterai de toutes mes dernières forces.

A coups de rames il s'éloigna. Les officiers et les matelots le virent disparaître là-bas, sur la mer placide, dans les ombres de la nuit. Au ciel il y avait un croissant de lune.

Il n'eut pas à ramer longtemps. Tout à coup le mufle hideux du K émergea contre la barque.

«Je me suis décidé à venir à toi, dit Stefano. Et maintenant, à nous deux !»

Alors, rassemblant ses dernières forces, il brandit le harpon pour frapper.

«Bouhouhou ! mugit dune voix suppliante le K. Quel long chemin jai dû parcourir pour te trouver ! Moi aussi je suis recru de fatigue... Ce que tu as pu me faire nager ! Et toi qui fuyais, fuyais... dire que tu n'as jamais rien compris !

Compris quoi ? fit Stefano piqué.

Compris que je ne te pourchassais pas autour de la terre pour te dévorer comme tu le pensais. Le roi des mers m'avait seulement chargé de te remettre ceci.

Et le squale tira la langue, présentant au vieux marin une petite sphère phosphorescente.

Stefano la prit entre ses doigts et l'examina. C'était une perle dune taille phénoménale. Et il reconnut alors la fameuse Perle de la Mer qui donne à celui qui la possède fortune, puissance, amour, et paix de l'âme. Mais il était trop tard désormais.

«Hélas! dit-il en hochant la tête tristement. Quelle pitié! J'ai seulement réussi à gâcher mon existence et la tienne...

Adieu, mon pauvre homme, répondit le K.

Et il plongea à jamais dans les eaux noires.

Deux mois plus tard, poussée par le ressac, une petite chaloupe s'échoua sur un écueil abrupt.

Elle fut aperçue par quelques pêcheurs qui, intrigués, s'en approchèrent. Dans la barque, un squelette blanchi était assis entre ses phalanges minces il serrait un petit galet arrondi.

Le K est un poisson de très grande taille, affreux à voir et extrêmement rare. Selon les mers et les riverains, il est indifféremment appelé kolomber, kahloubrha, kalonga, kalu, balu, chalung-gra. Les naturalistes, fait étrange, l'ignorent. Quelques-uns, même, soutiennent qu'il nexiste pas...
<bài viết được chỉnh sửa lúc 14.11.2007 16:02:09 bởi marcel >
#1
    marcel 04.11.2007 01:27:35 (permalink)
    A cinq heures - Dino Buzzati -
     
     
    Un Peu avant l'aube, mettons à 5 heures, quand tout repose - triomphe de la nuit ! - et que les dernières traces du jour précédent se sont fondues dans le sommeil mais que l'attente du jour nouveau, semblable à une jeune couleuvre, ne s'est pas encore levée ; quand même les fenêtres les plus obstinées s'éteignent et que même la goutte noire qui s'égrène tombe dans la caverne sombre du débarras sous l'escalier et qu'il n'y a plus un regard qui prête attention à la lune devenue par conséquent pâle et immensément solitaire tandis qu'elle descend vers le groupe menaçant des cheminées là-bas, vers l'occident ; quand les hommes les plus endurcis cèdent sous le poids de la vie et que la terre, en tournant, les entraîne, légères choses immobiles, dans les précipices mystérieux de l'univers; quand il n'y a plus personne pour tenir haut le drapeau et que l'étoffe pend, inerte, fatiguée, de haut en bas, projetant comme une ombre de cyprès, et que le silence descend des montagnes lointaines ; alors, même l'archevêque émacié dort les mains disjointes, pelotonné dans son lit de fer comme un enfant, il dort aussi le portier du « tabarin » veillé par son frac amer suspendu à un clou, ils dorment aussi le linotypiste du journal, le pompiste, le médecin, la prostituée terrassée par le sommeil avec encore sur les lèvres le goût des baisers étrangers, l'infirmière, le boulanger, le voleur, la sentinelle (elle aussi, cela n'a été qu'un bref instant, car elle s'est secouée épouvantée), même les chiens, les chouettes épuisées par leurs raids dans la brume des petits chemins, ils dorment aussi (en rêvant de vitesse et d'amour) l'homme rongé par le cancer et le pompier de service, avec son uniforme et tout, et l'étudiante amoureuse qui mordille son oreiller en murmurant de tendres mots dénués de sens; c'est alors, précisément, que tu devais venir, tu l'avais promis, tu te souviens ? 
     
    « Je m'arrêterai sous ta fenêtre », disais-tu, « et je t'appellerai, discrètement, juste pour que tu m'entendes mais non ceux qui dorment et pour lesquels je ne suis pas venue. » Quand ? Quand ? demandions-nous. Et toi : « A l'heure où la ville entière repose, un peu avant l'aube, alors que tous sont abandonnés aux songes vains ou impurs, étendus, les paupières closes, mais toi non, parce que tu m'attendras, n'est-ce pas ? »
     
    Tu étais l'amour, l'occasion, la fanfare guerrière, la sirène de départ du paquebot, la gloire. Tu portais ces noms peut-être... Et dociles nous t'attendîmes, volant à la nuit ses moments les plus personnels - oh ! ne niez pas, vous qui faites signe que non, vous aussi, en cachette de vos frères, de vos parents et de votre femme - les mains crispées à la barre d'appui de la fenêtre pendant des mois et des années consécutives, toujours à l'heure dite, vous aviez les yeux fixés à l'extrémité de la rue déserte, qu'il vente, qu'il pleuve ou qu’il gèle, que ce soit l'été ou l'hiver, pour voir si elle venait selon sa promesse. Et à cause de ces veilles nous étions pâles, peut-être, avec les traits tirés et les commissures des lèvres tombantes, et pourtant vivants, ô combien vivants!  
     
    Il y a des années et des années de cela. On n'a même pas eu le temps d'en faire le compte. Jusqu'à ce que sa promesse devînt vague et lointaine en s'estompant, comme une fable. Et nos mains se détachèrent de l'appui de la fenêtre et nous nous moquâmes de nous-mêmes.
     
     Vers deux heures du matin, une nuit, alors que l'enfer dormait autour d'elle, elle entendit distinctement, par sa fenêtre ouverte, le trot d'une troupe à cheval. La scène à composer n'allait pas toute seule. L'émotion de la jeune fille... Il était difficile de faire vrai. Elle se levait et se penchait à sa fenêtre. La nuit était noire. Des réverbères massacrés par les voyous de banlieue, un seul avait été épargné qui diffusait une lueur pâle. D'abord la jeune fille ne distinguait rien, mais elle se rendait compte, à l'oreille, que les cavaliers invisibles s'éloignaient. Au pied de sa fenêtre qui était séparée de la rue déserte par dix étages lépreux, il lui sembla qu'un cavalier solitaire et attardé marquait le pas. Elle entendit aussi une voix juste et claire qui fredonnait doucement une chanson dont l'air lui était inconnu et qui ne ressemblait à rien de ce qu'on chante aujourd'hui. Une silhouette se dessina dans l'ombre, à la façon de ces images magiques que l'on offrait autrefois aux enfants et qui n'apparaissaient peu à peu que lorsqu'on les plongeait dans l'eau. Il s'agissait bien d'un cavalier. Il était vêtu d'un long manteau noir ouvert sur une tunique bleu ciel et dont les plis s'étalaient comme un drapé sur la croupe de son cheval blanc. Le visage du cavalier se précisa le dernier et ne fut visible qu'un instant. C'était celui d'un jeune homme aux longs cheveux blonds, à la mine grave. Son regard, découvrant la jeune fille, s'éclaira d'un sourire triste. La jeune fille ouvrit la bouche pour parler mais le jeune homme fit un geste, posant simplement sa main gantée sur ses lèvres, puis sur son cœur. Il y eut ensuite un bruit de voix. L'un des autres cavaliers semblait avoir rebroussé chemin. Le jeune homme disparut dans la nuit comme il était venu, et Aude, de sa fenêtre, l’âme désespérée, n’entendit plus que le pas d’un cheval qui s’éloignait, d’abord lent, comme à regret, puis au trot, enfin au galop jusqu’à ce qu’il se perdît sans retour.
     
    On retrouvait le jeune cavalier immobile sur son cheval, scrutant une plaine déserte à s’en piquer les yeux de larmes à force de guetter on ne savait qui dans le vent glacé.
     
    - Pourquoi tardez-vous ? Nous vous attendons, disait dans son dos une voix sévère, celle du premier des cavaliers.
     
    - J’ai dû rêver, pardonnez-moi. Il m’a semblé là-bas qu’une jeune fille m’appelait.
     
    - Là-bas il n’y a rien ni personne, regardez-vous-même. Il n’y a pas un être vivant à des lieues à la ronde et depuis des années.
     
    - Vous devez avoir raison, répondait à regret le jeune homme, mais n’est-ce pas un peu triste ?
     
    - Qu’entendez-vous par là ?
     
    - Les souvenirs me poursuivent.
     
    - Voilà un mot qui ne signifie rien. Un temps de galop l’effacera. Pressons-nous. Nos compagnons nous attendent. Qui sait s’ils ne nous ont pas déjà oubliés…
     
     C’était ainsi qu’en toute conscience et pleine possession de mes facultés, comme on le précise dans un testament, j’avais envisagé l’amour, l’avenir, la vie, la rencontre des autres, l’espoir, le destin.
     
    Était-il possible que nous eussions attendu pendant tant de temps comme des petits enfants ? Cela s'était passé ainsi. Derrière nous béait l'obscurité de la pièce, avec ses meubles, nos livres, les papiers, le lit, le silence des choses; sans impatience ils avaient attendu leur tour, qui venait maintenant. Le bruit des persiennes que nous fermâmes se propagea dans la cité engourdie.
     
    Nous voici donc, regardez-nous, nous ne sommes plus ceux d'avant, non vraiment. Le développement de la personnalité, comme ils disent, ça oui, nous l'avons obtenu. Nous sommes grands et gros, des hommes faits, conscients. Et depuis un bout de temps nous avons cessé d'attendre qu'elle vienne, debout devant la fenêtre, à l'heure la plus morte qui soit. Un peu avant l'aube, quand tout repose, mettons à 5 heures, nous aussi nous dormons, déçus.
     
    Nous dormons, les paupières soudées, et la maison autour de nous fait toutes sortes de petits craquements rassurants, d'autres au-dessus et au-dessous de nous font la même chose, appesantis par le sommeil, gros corps qui palpitent dans tant de chambres obscures. Et c'est alors qu'elle arrive. Après une longue route elle est venue jusqu'à nous, fidèle à sa promesse, son pas résonne entre les maisons, et dans les petites cours à puits il s'amplifie sourdement. Elle est venue. C'est bien elle, amour ou occasion, fanfare guerrière, sirène de départ, ou gloire, conformément à nos songes anciens.
     
    Mais nous dormons. Nous sommes déjà vieux pour ces aventures, durcis par la rouille, nous n'y croyons plus, les nuages ont cessé de nous fasciner. La tête enfoncée dans notre oreiller, nous émettons des sifflements rythmés. Elle, de la rue, appelle. Notre nom avec ses voyelles et ses consonnes en ordre sort de ses lèvres, frappe les impostes fermées. Un autre peut-être, réveillé par erreur, saute de son lit, ouvre les doubles-­rideaux, regarde, secoue la tête. Nous pas, le sommeil est lourd à cause de notre fatigue extrême.
     
     N'est-il pas tard ? Avec appréhension elle regarde vers l'est et en fait, oui, une faible lueur se lève à l'horizon, sur laquelle le profil des maisons devient géométrique et violet. C'est l'aube. Le silence se retire, fuyant avec la rapidité du vent, dans les montagnes d'où il était descendu. Dans quelque sombre poulailler un coq chante. Alors elle lève un bras en faisant un signe. A pas rapides elle s'éloigne.
     
    Une oppression insolite nous réveille. Nous regardons l'heure. Et le souvenir nous revient. Serait-elle vraiment venue pour de bon ? Vite, ouvrir fenêtres et volets, regarder en bas, un pressentiment fait battre notre cœur. Nous regardons. Il n'y a pas âme qui vive. Quelle stupidité! Comment pouvons-nous encore, à notre âge, penser à des choses pareilles ? (Non, elle n'est pas loin, si nous nous penchions nous l'apercevrions encore, nous pourrions la rejoindre en courant, même pieds nus, en pyjama, qu'importe ?) Mais nous refermons, nous avons encore sommeil, avec un frisson nous nous glissons à nouveau dans le lit chaud. A l'heure où la cité dort, un peu avant l'aube, nous avait-elle dit. Elle a tenu sa promesse. Elle est venue, elle ne nous a pas trouvés en train de l'attendre. Nous dormions, elle ne reviendra plus.
     
    Et maintenant le soleil se lève. Il touche de lueurs roses le sommeil des ciments armés qui, pour un instant, secouent leur misère, presque triomphants (mais désormais Elle est loin, au-delà de l'octroi, tout au bout de l'allée des mûriers dénudés). Maintenant les verrières des terrasses vont s'incendier, là-haut, tandis que les rues se mettent à gronder peu à peu avec une plainte métallique. Un jour nouveau mais Elle ne viendra plus - la vie !
    #2
      marcel 11.11.2007 21:56:47 (permalink)
      PAUVRE PETIT GARÇON! - Dino BUZZATI -
       
       
      COMME d'habitude, Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord du fleuve. Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise, le soleil jouait à cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par le fleuve.
       
      On ne pouvait pas dire non plus de cet enfant qu'il était beau, au contraire, il était plutôt pitoyable même, maigrichon, souffreteux, blafard, presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se moquer de lui, l'appelaient Laitue. Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui donnent une expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi; il avait de petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité.
       
      Ce jour-là, le bambin surnommé Laitue avait un fusil tout neuf qui tirait même de petites cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'était quand même un fusil ! Il ne se mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le tracassaient, alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que les animaux qui ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser tout seuls, mais l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire, bien vite une angoisse encore plus forte s'empare de lui.
       
      Pourtant quand les autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait son fusil et faisait semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme s'il avait voulu leur dire : « Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un fusil. Pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas de jouer avec vous? »
       
      Les autres enfants éparpillés dans l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il était flambant neuf et puis il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur curiosité et leur envie. L'un d'eux dit :
       
      « Hé ! vous autres !... vous avez vu la Laitue, le fusil qu'il a aujourd'hui ? »
       
      Un autre dit:
       
      « La Laitue a apporté son fusil seulement pour nous le faire voir et nous faire bisquer mais il ne jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas jouer tout seul. La Laitue est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote !
       
      - Il ne joue pas parce qu'il a peur de nous», dit un troisième.
       
      Et celui qui avait parlé avant :
       
      « Peut-être, mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! » Mme Klara était assise sur un banc, occupée à tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son petit garçon était assis, bêtement désoeuvré, à côté d'elle, il n'osait pas se risquer dans l’allée avec son fusil et il le manipulait avec maladresse. Il était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule approchait.
       
      « Allons, Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans lever les yeux de son travail. - Jouer avec qui ?
       
      - Mais avec les autres petits garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ? - Non, on n'est pas amis, disait Dolfi. Quand je vais jouer ils se moquent de moi.
       
      - Tu dis cela parce qu'ils t'appellent Laitue ? - Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue !
       
      - Pourtant moi je trouve que c'est un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si peu. »
       
      Mais lui, obstiné : « Je veux pas qu'on m'appelle Laitue ! » Les autres enfants jouaient habituellement à la guerre et ce jour-là aussi. Dolfi avait tenté une fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé Laitue et s'étaient mis à rire. Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était brun, avec une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les autres avaient de bonnes grosses jambes, lui au contraire avait de vraies flûtes maigres et grêles. Les autres couraient et sautaient comme des lapins, lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre. Ils avaient des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des hussards. Les autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient une quantité de gros mots très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils étaient forts et lui si faible.
       
      Mais cette fois lui aussi était venu avec un fusil.
       
      C'est alors qu'après avoir tenu conciliabules les autres garçons s'approchèrent :
       
      « Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de l'ingénieur Weiss. Fais voir. »
       
      Dolfi sans le lâcher laissa l'autre l'examiner.
       
      « Pas mal », reconnut Max avec l'autorité d'un expert.
       
      Il portait en bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus que le fusil. Dolfi en fut très flatté.
       
      « Avec ce fusil, toi aussi tu peux faire la guerre, dit Walter en baissant les paupières avec condescendance.
       
      - Mais oui, avec ce fusil, tu peux être capitaine », dit un troisième.
       
      Et Dolfi les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore appelé Laitue. Il commença à s'enhardir.
       
      Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la guerre ce jour-là. Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne et il y avait l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les montagnes étaient en réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le passage était constitué par une petite allée en pente. Dolfi fut affecté à l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis les deux formations se séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de bataille.
       
      Pour la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons. Walter lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait l'avant-garde. Ils lui donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois armés de fronde et ils l'expédièrent en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder le passage : Walter et les autres lui souriaient avec gentillesse. D'une façon presque excessive.
       
      Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui descendait en pente rapide. Des deux côtés, les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était clair que les ennemis, commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se cachant derrière les arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect.
       
      « Hé ! capitaine Dolfi, pars immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps d'arriver, ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es arrivé en bas, nous accourons et nous y soutenons leur assaut. Mais toi, cours, cours le plus vite que tu peux, on ne sait jamais... »
       
      Dolfi se retourna pour le regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres compagnons d'armes avaient un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation.
       
      « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
       
      - Allons, capitaine, à l’attaque ! intima le général.
       
      Au même moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare militaire. Les palpitations émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un flot de vie dans le coeur de Dolfi qui serra fièrement son ridicule petit fusil et se sentit appelé par la gloire.
       
      « A l’attaque, les enfants ! » cria t-il, comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions normales.
       
      Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente.
       
      Au même moment un éclat de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner. Il était déjà lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A dix centimètres du sol, ils avaient tendu une ficelle.
       
      Il s'étala de tout son long par terre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil lui échappa des mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la fanfare. Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l’eau. Un de ces projectiles le frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau. Alors ils sautèrent tous sur lui et le piétinèrent. Même Walter, son général, même ses compagnons d'armes !
       
      « Tiens! Attrape, capitaine Laitue. »
       
      Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de la fanfare s'estompait au delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il chercha tout autour de lui son fusil. Il le ramassa. Ce n'était plus qu'un tronçon de métal tordu. Quelqu'un avait fait sauter le canon, il ne pouvait plus servir à rien.
       
      Avec cette douloureuse relique à la main, saignant du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla retrouver sa maman dans l'allée.
       
      « Mon Dieu! Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? »
       
      Elle ne lui demandait pas ce que les autres lui avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui. Instinctif dépit de la brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi l’humiliation de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin? Quelle misérable destinée l’attendait ? Pourquoi n'avait-elle pas mis au monde, elle aussi, un de ces garçons blonds et robustes qui couraient dans le jardin ? Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique? Pourquoi était-il toujours si pâle? Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres? Pourquoi n'avait-il pas de sang dans les veines et se laissait-il toujours mener par les autres et conduire par le bout du nez? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze, vingt ans. Elle aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un escadron de cavalerie, ou donnant le bras à une superbe jeune fille, ou patron d'une belle boutique, ou officier de marine. Mais elle n'y arrivait pas. Elle le voyait toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes feuilles de papier devant lui, penché sur le banc de l’école, penché sur la table de la maison, penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse. Un bureaucrate, un petit homme terne. Il serait toujours un pauvre diable, vaincu par la vie.
       
      « Oh! le pauvre petit! » s’apitoya une jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara.
       
      Et secouant la tête, elle caressa le visage défait de Dolfi.
       
      Le garçon leva les yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de lumière éclaira un bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature fragile, innocente, humiliée, sans défense; le désir désespéré d'un peu de consolation; un sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible de définir. Pendant un instant - et ce fut la dernière fois -, il fut un petit garçon doux, tendre et malheureux, qui ne comprenait pas et demandait au monde environnant un peu de bonté.
       
      Mais ce ne fut qu'un instant. « Allons, Dolfi, viens te changer! » fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement, à la maison.
       
      Alors le bambin se remit à sangloter à coeur fendre, son visage devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche.
       
      « Oh ! ces enfants! quelles histoires ils font pour un rien! s'exclama l'autre dame agacée en les quittant. Allons, au revoir, madame Hitler! »
      #3
        marcel 14.11.2007 16:07:33 (permalink)
        LES BOSSES DANS LE JARDIN - Dino Buzzati
         
        ~ o ~
         
                    Quand la nuit est tombée, j’aime me promener dans le jardin. Ne croyez pas que je sois riche. Un jardin comme le mien, vous en avez tous. Et plus tard vous comprendrez pourquoi.
         
                    Dans l’obscurité, mais ce n’est pourtant pas complètement l’obscurité parce qu’une douce réverbération provient des fenêtres allumées de la maison, dans l’obscurité je marche sur la pelouse, mes chaussures enfoncent un peu dans l’herbe, et ce faisant je pense, et tout en pensant je lève les yeux pour regarder si le ciel est serein, s’il y a des étoiles, je les observe en me posant des tas de questions. Pourtant certaines nuits je ne me pose pas de questions, les étoiles sont là-haut, au-dessus de moi, parfaitement stupides et ne me disent rien.
         
                    J’étais un petit garçon lorsque, au cours de ma promenade nocturne, je butai sur un obstacle. Ne voyant pas ce que c’était, j’allumai une allumette. Sur la surface lisse de la pelouse, il y avait, chose étrange, une protubérance. Peut-être le jardinier aura fait quelque chose, pensai-je, je lui demanderai demain matin.
         
                    Le lendemain, j’appelai le jardinier, il se nommait Giacomo. Je lui dis :
         
                    « Qu’est-ce que tu as fait dans le jardin, il y a comme une bosse sur la pelouse, hier soir j’y ai buté et ce matin je l’ai vue comme le jour se levait. C’est une bosse oblongue et étroite, elle ressemble à un tumulus mortuaire. Veux-tu me dire ce que cela signifie ?
         
                    _ Elle ne ressemble pas seulement à un tumulus mortuaire, monsieur, dit le jardinier Giacomo, c’en est vraiment un. Parce qu’hier, monsieur, un de vos amis est mort. »
         
                    C’était vrai. Mon meilleur ami Sandro Bartoli était mort en montagne, le crâne fracassé, il avait vingt-et-un ans.
         
                    « Tu veux dire que mon ami a été enseveli ici ? dis-je à Giacomo.
         
                    _ Non, répondit-il, votre ami, M. Bartoli — il s’exprimait ainsi parce qu’il était de la vieille génération et pour cette raison encore respectueux — a été enseveli au pied de la montagne que vous savez. Mais ici dans le jardin la pelouse s’est soulevée toute seule, parce que c’est votre jardin, monsieur, et tout ce qui vous arrivera dans la vie aura sa répercussion ici.
         
                    _  Allons, allons, je t’en prie, ce sont d’absurdes superstitions, lui dis-je, tu vas me faire le plaisir d’aplanir cette bosse.
         
                    _ Je ne peux pas, monsieur, répondit-il, et des milliers de jardiniers comme moi ne réussiraient pas davantage à aplanir cette bosse. »
         
                    Après cela on ne fit rien et la bosse demeura ; je continuai le soir, lorsque la nuit était tombée, à me promener dans le jardin et de temps à autre il m’arrivait de buter sur la bosse mais guère souvent car le jardin était assez grand ; c’était une bosse large de soixante-dix centimètres et longue d’un mètre quatre-vingt-dix, l’herbe y poussait et elle devait s’élever d’environ vingt-cinq centimètres au-dessus du niveau du pré. Naturellement, chaque fois que je butais dedans, je pensais à lui, au cher ami perdu. Mais peut-être était-ce l’inverse. Peut-être allai-je buter sur la bosse justement parce qu’à ce moment là j’étais en train de penser à mon ami. Ces histoires-là sont plutôt difficiles à éclaircir.
         
                    Par exemple il pouvait se passer deux ou trois mois sans que je rencontre, dans l’obscurité, pendant ma promenade nocturne, ce petit relief. Dans ce cas son souvenir me revenait alors, je m’arrêtais et dans le silence de la nuit, à voix haute je demandais :
         
                    « Tu dors ? »
         
                    Mais il ne répondait pas.
         
                    Il dormait effectivement, mais loin d’ici, sous les falaises, dans un cimetière de montagne, et au fur et à mesure que les années passaient personne ne se souvenait plus de lui, personne ne lui portait de fleurs.
         
                    Toutefois de longues années passèrent et voilà qu’un soir, au cours de ma promenade, juste à l’angle opposé du jardin, je butai sur une autre bosse.
         
                    Il s’en fallu de peu que je ne m’étale de tout mon long ; il était minuit passé, tout le monde était allé dormir mais mon irritation était telle que j’appelai : « Giacomo… Giacomo », pour le réveiller. Une fenêtre s’alluma, Giacomo se pencha au-dehors.
         
                    « Qu’est-ce que c’est encore que cette bosse ? criai-je. Tu as béché par là ?
         
                    _ Non, monsieur. Mais entre-temps, un de vos collègues que vous aimiez bien est parti, dit-il. Il s’appelait Cornali. »
         
                    Quelque temps plus tard, je trébuchai sur une troisième bosse et, bien qu’il fût déjà nuit noire, j’appelai aussi cette fois Giacomo qui était en train de dormir. Je savais très bien désormais ce que signifiait cette bosse mais je n’avais pas reçu de mauvaises nouvelles ce jour-là et j’étais anxieux de savoir. Giacomo, toujours flegmatique, apparut à la fenêtre :
         
                    « Qui est-ce ? demandai-je. Quelqu’un est mort ?
         
                    _ Oui, monsieur, dit-il. Il s’appelait Guiseppe Patanè. »
         
                    Et puis quelques années passèrent à peu près tranquilles mais à un certain moment la multiplication des bosses dans la pelouse du jardin repris de plus belle. Il y en avait des petites, mais il en avait poussé aussi de gigantesques qu’on ne pouvait pas enjamber d’un pas et il fallait monter d’un côté pour redescendre de l’autre, comme si c’était des petites collines. Il y en eut deux très importantes à bref intervalle l’une de l’autre, et point n’était besoin de demander à Giacommo ce qui était arrivé. Là-dessous, dans ces deux tumili hauts comme des bisons étaient enfermés de très chers moments de ma vie cruellement terminés.
         
                    Pour cette raison, chaque fois que dans l’obscurité je butai contre ces deux terribles monticules, toutes sortes de souvenirs douloureux se ravivaient en moi et je restai là, comme un enfant effrayé, appelant mes amis un par un. J’appelais Cornali, Patanè, Rebizzi, Lo Longanesi, Mauri, j’appelais tous ceux qui avaient grandi avec moi, qui pendant de longues années avaient travaillé avec moi. Et puis à voix encore plus haute : Negro ? Vergani ? Comme si je faisais l’appel… Mais personne ne répondait.
         
                    Peu à peu donc, mon jardin qui jadis était lisse et d’accès facile s’est transformé en champs de bataille, il y a toujours de l’herbe certes mais le pré monte et descend dans un labyrinthe de monticules, de bosses, de protubérances, de reliefs et chacune de ces excroissances correspond à un nom, chaque nom correspond à un ami, chaque ami correspond à une tombe lointaine et à un vide en moi.
         
                    Et puis cet été il en est apparu une si haute que lorsque j’en fus tout près, son profil me masqua la vue des étoiles, elle était grande comme un éléphant, comme une petite maison, c’était épouvantable pour y monter, une véritable escalade, il fallait l’éviter et en faire le tour.
         
                    Ce jour-là aucune mauvaise nouvelle ne m’était parvenue et c’est pourquoi cette nouveauté dans le jardin m’étonnait beaucoup. Mais cette fois aussi je sus tout de suite ; c’était le plus cher ami de ma jeunesse qui était parti, entre lui et moi il y avait eu tant de vérités, nous avions découvert ensemble le monde, la vie et les plus belles choses, ensemble nous avions exploré la poésie, les peintures, la musique, la montagne et il était logique que pour contenir tout ce matériel infini comme résumé et synbthétisé dans les termes les plus brefs, il fallait une vraie petite montagne.
         
                    A ce moment j’eus un mouvement de rébellion. Non, cela ne pouvait pas être, me dis-je épouvanté. Et une fois encore j’appelai les amis par leur nom. Cornali, Patanè, Rebizzi, Longanesi, Mauri, Negro, Vergani, Segala, Orlandi, Chiarelli, Brambilla. Arrivé à ce point il y eut une sorte de souffle dans la nuit qui me répondait « oui », une voix qui venait d’un autre monde, mais peut-être était-ce seulement la voix d’un oiseau de nuit car mon jardin plaît aux nocturnes.
         
                    Maintenant, n’allez pas me dire, je vous en prie : «  Pourquoi rabâchez-vous des histoires aussi tristes, la vie est déjà si brève et difficile en soi, qu’il est idiot de se l’empoisonner de propos délibéré ; après tout, ces tristesses ne nous regardent pas, elles ne concernent que toi, seulement toi. » Je vous réponds non, hélas ! elles vous regardent vous aussi. Il serait bon, je le sais, qu’elles ne vous regardent pas. Parce que cette histoire des bosses dans la pelouse arrive à tout le monde et chacun de nous, je m’explique enfin, est propriétaire d’un jardin où se produisent ces phénomènes douloureux. C’est une vieille histoire qui se répète depuis le début des siècles et qui se répètera pour vous aussi. Et ce n’est pas une petite parabole littéraire, les choses sont bel et bien ainsi.
         
                    Je me demande évidemment, si dans un jardin quelconque surgira un jour une bosse qui me concernera, oh ! juste une petite bosse de troisième ordre, à peine une ondulation de la pelouse que l’on n’arrivera même pas à voir quand le soleil est au zénith. Quoi qu’il en soit, il y aura une personne au monde , au moins une, qui y butera.

                    Il peut se faire qu’à cause de mon fichu caractère je meure solitaire comme un chien au fond d’un vieux corridor désert. Et pourtant une personne ce soir-là butera sur la petite bosse poussée dans son jardin et butera aussi la nuit suivante et chaque fois elle pensera, excusez mon illusion, avec une nuance de regret à un certain type qui s’appelait Dino Buzzati.
        <bài viết được chỉnh sửa lúc 14.11.2007 16:10:38 bởi marcel >
        #4
          Chuyển nhanh đến:

          Thống kê hiện tại

          Hiện đang có 0 thành viên và 1 bạn đọc.
          Kiểu:
          2000-2024 ASPPlayground.NET Forum Version 3.9