Je n’ai jamais vu ma grand-mère pleurer et je grandis pensant qu’elle était rude et sans émotions. Elle nous a raconté qu’elle avait souvent pleuré quand elle était plus jeune. « Mais je ne t’ai jamais vu pleurer », a dit mon grand-père, perplexe. « C’est parce que je m’étais enfermée dans ma chambre … », a-t-elle répondu. Ma grand-mère s’est enfuie quand elle avait seize ans pour aller en Nouvelle Calédonie, seule. Elle a rencontré mon grand-père et ils se sont mariés l’année suivante. Apprenant sur le départ de sa fille à la dernière minute, son père courait la chercher désespérément sur le quai, mais il était trop tard. Le vaisseau débarquait déjà, elle ne pouvait plus changer sa décision. Quand elle nous a raconté l’histoire, nous avons eu l’impression qu’elle n’avait jamais eu l’intention de la changer. Nous ne savions rien sur le début la vie ensemble de mes grands-parents que plus tard quand nous avions tous grandi
Ce dont je me souviens souvent à propos de ma grand-mère c’est la période où je suis restée seule avec elle le matin quand j’avais sept ans. Mon grand-père lui donnait des leçons de vietnamien le soir et elle me tendait souvent une feuille de papier et me demandait comment lire quelques mots. Peut-être que je n’ai jamais pu l’aider d’une manière satisfaisante car je ne savais guère le vietnamien moi-même à cet âge, mais ces petites leçons nous ont rapprochés l’une de l’autre en quelque sorte. Nous ne parlions de ces matins à personne. Aucune idée ne m’est venue pour expliquer pourquoi ma grand-mère ne demandait pas aux autres de l’aider au lieu d’une petite fille comme moi, tout à fait confuse par le français que j’ai appris avec mon grand-père et le vietnamien à l’école. Elle parvenait finalement à lire et à écrire. Elle a commencé d’engloutir toutes sortes de romans, et quelquefois étant si attirée par les histoires aventureuses elle a oublié de préparer le repas du soir. Ma mère a dit que ma grand-mère pleurait toujours sur la vie catastrophique des protagonistes dans les romans mais je ne l'ai jamis vu pleurer. Devenue plus âgée, elle ne lisait plus souvent mais nous demandait de lui lire les journaux et les lettres.
Mes tantes et moi, nous nous demandions toujours comment mes grands-parents pouvaient vivre ensemble. Ma grand-mère était belle et intelligente mais illettrée. Je doute que ma grand-mère soit toujours heureuse, mais je suis sûre qu’elle s’était contentée de sa situation. Le travail de mon grand-père lui mettait dans la classe des élites de la ville. Ma grand-mère ne l’accompagnait jamais à aucune réception. La paix régnait dans la vie de mes grands-parents, mais l’amour … on ne savait comment dire. Mon grand-père appelait toujours sa femme « chérie » tandis qu’elle lui adressait d’un ton plutôt rude mais respectable. On disait dans la famille qu’une femme, qui travaillait avec mon grand-père, est tombée amoureuse de lui. On disait qu’il l’aimait aussi mais ils ne pouvaient rien faire car tous les deux étaient mariés. On disait que ma grand-mère était terriblement jalouse mais elle restait calme. Grâce à elle, le mari et même la femme ne savaient pas que ma grand-mère savait tout. Cette affaire s’était passée avant que nous soyons nées… Le couple restait comme les plus chers amis de mes grands-parents, et leurs enfants nos amis.
Je m’attachais plus à mon grand-père qui était toujours doux et patient et je méprisais ma grand-mère presque tout le temps. Je pensais qu’elle était trop rude. Peut-être que cette sensation ne se serait jamais changée s’il ne n’était pas passé l’événement de la lettre de mon grand-père.
Un après-midi, quand ma grand-mère était dans l’appartement de mon oncle à la capitale, une lettre de mon grand-père arriva. Comme mon oncle s’absentait, elle me demanda de la lire.
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Ma chérie, Comment vas-tu ? Comme tu me manques ! J’étais malade la semaine dernière. Les filles m’ont soigné et je me sens beaucoup mieux aujourd’hui. Quand j’étais au lit, j’ai eu peur. J’ai peur que je sois mort et que je manque la chance de te dire comment je t’aime….’
Apres avoir lu la lettre, je l’ai donnée à ma grand-mère. Elle n’a rien dit. Elle est venue s’asseoir à la véranda. Une demi-heure après, je l’ai vu encore assise devant la maison, ses mains anguleuses caressaient le papier lisse de pelure blanche et de ses yeux coulaient silencieusement des larmes sur sa peau ridée. Je restais silencieuse à l’intérieur, ne voulant pas déranger ses pensées.