Nguyên bản bằng tiếng Pháp
Jamais de la vie! (1881)- Anatole France Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsque j’avais huit ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue de Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais. J’étais très fier d’être un garçon; je méprisais les petites filles et j’attendais avec impatience le moment (qui hélas! est venu) ou une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouais aux soldats et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais les plantes que ma mère cultivait sur sa fenêtre. C’était là des jeux mâles, je pense! Et pourtant j’eus envie d’une poupée.
Celle que j’aimais était-elle belle au moins? Non. Je la vois encore. Elle avait une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts, d’horribles mains de bois. Sa jupe à fleurs était fixée à la taille par deux épingles. C’était une poupée de mauvais ton, sentant le faubourg.
Je me rappelle bien que, tout bambin que j’étais, et n’ayant pas encore usé beaucoup de cullottes, je sentais a ma manière, mais très vivement que cette poupée manquait de grâce, de tenue; qu’elle était grossière qu’elle était brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela, je n’aimais qu’elle. Je la voulais.
J’imaginais des ruses de sauvage pour obliger Virginie, ma bonne à passer avec moi devant la petite boutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre et il fallait que ma bonne me tirât par le bras “Monsieur Sylvestre, il est tard et votre maman vous grondera.”
M. Sylvestre se moquait bien alors des gronderies. Mais sa bonne l’enlevait comme une plume et M.Sylvestre cédait a la force.
Enfin un jour, jour que je n’oublierai jamais, ma bonne me conduisit chez mon oncle, le capitaine Victor qui mavait invite à déjeuner. J’admirais beaucoup mon oncle. Le capitaine tant parce qu’il avait brulé la dernière cartouche à Waterloo que parce qu’il apprêtait de ses propes mains, à la table de ma mère des chapons à l’ail, qu’il mettait ensuite dans la salade de chicorée, je trouvais cela très beau.
Mon oncle Victor m’inspirait aussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgs et surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sens dessus dessous dès qu’il y entrait. Encore aujourd’hui, je ne sais trop comment il s’y prenait, mais j’affirme que, quand mon oncle Victor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes on ne voyait, on n’entendait que lui.
La capitaine me gorgea de gâteau et de vin pur. Il me parla des nombreuses injustices don’t il avait été victime. Il se plaignit surtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaient les Bourbons, je m’imaginai, je ne sais trop pourquoi, que les Bourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Au dessert je crus entendre dire au capitaine que mon père était un homme que l’on menait par la bout du nez. Mais je ne suis pas sur d’avoir compris. J’avais des bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que le guéridon dansait.
Mon oncle mit sa redingote a brandebourgs, prit son chapeau tromblon et nous descendîmes dans la rue qui m’avait l’air extraordinairement changée. Il me semblait qu’il y avait très longtemps que je n’y était venu. Toutefois quand nous fumes dans la rue de Seine, l’idée de ma poupée me revint à l’esprit et me causa une exaltation extraordinaire. Ma tête est en feu.
Je résolus de tenter un grand coup
Nous passâmes devant la boutique; elle était là, derrière la vitre, avec ses joues rouges et sa jupe à fleurs. “Mon oncle, dis- je avec effort, voulez vous m’acheter cette poupée?” Et j’attendis
“Acheter une poupée, a un garçon, sacrebleu! s’écria mon oncle, d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer!. Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai mon garçon sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite. Mais te payer une poupée, mille tonnerres! pour te couvrir de honte! Jamais de la vie! Si je te voyais jouer avec une margoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma sœur, je ne vous reconnaitrais plus pour mon neveu.”
En entendant ces paroles j’eus le cœur si serré que l’orgueil, un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer. Mon oncle, subitement calmé, revint a ses idées sur les Bourbons; mais moi, resté sous le coup de son indignation, j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise. Je me promis de ne pas me déshonorer; je renonçai fermement et pour jamais a la poupée aux joues rouges. Ce jour-là je connus l’austère douceur du sacrifice.
(Source :Le crime de Sylvestre Bonnard, Calmann-Lévy, édit.)