CHAPITRE VII         LES AFFINITÉS ÉLECTES    
  Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant.    
  UN MODFRNE. 
  Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était 
  ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait 
  jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son 
  arrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un 
  bon précepteur. Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la 
  haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table ce 
  qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners 
  d'apparat où il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui 
  l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod 
  tenait 
  le de chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se 
  sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. "Quels éloges 
  de 
  la probité, s'écria-t-il! on dirait que c'est la seule vertu; et 
  cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui 
  évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le 
  bien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés 
  aux enfants trouvés, à ces pauvres, dont la misère est encore plus 
  sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je 
  suis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de 
  toute 
  ma famille. '' 
  Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et 
  disant 
  son bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère', et qui 
  domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux 
  frères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La 
  jalousie 
  de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel 
  habit 
  noir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère 
  qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser 
  évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et 
  le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien 
  étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il 
  donna de la jalousie à M. Valenod. 
  Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, 
  mais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui 
  avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin 
  de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui 
  baiser la main. 
  Élisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de 
  devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa 
  maîtresse. L'amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d'un des 
  valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa: "Vous ne 
  voulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans 
  la maison. "Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de 
  joli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. 
  Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne 
  convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près c'était le costume que 
  portait Julien. 
  Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle 
  Élisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de 
  la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il 
  était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est 
  pour ces petits soins qu'Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, 
  qu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal, elle eut envie de lui 
  faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut 
  le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de 
  Julien, et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle, étaient 
  synonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien, 
  Mme 
  de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge: 
  - Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont 
  nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? cc serait 
  dans 
  le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle. 
  Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas 
  remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême 
  propreté de la mise d'ailleurs fort simple du jeune abbé, sans se dire: 
  "Ce pauvre garçon, comment peut-il faire?" 
  Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu 
  d'en 
  être choquée. 
  Mme de Rênal était une de ces femmes de province, que l'on peut très 
  bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on 
  les 
  voit. Elle n'avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas 
  de 
  parler. Douée d'une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de 
  bonheur 
  naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne 
  donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au 
  milieu desquels le hasard l'avait jetée. 
  On l'eût remarquée pour le naturel et la vivacité d'esprit, si elle eût 
  reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d'héritière, elle avait 
  été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Coeur 
  de Jésus, et animées d'une haine violente pour les Français ennemis des 
  jésuites. Mme de Rênal s'était trouvée assez de sens pour oublier 
  bientôt, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais 
  elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les 
  flatteries 
  précoces dont elle avait été l'objet, en sa qualité d'héritière d'une 
  grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui 
  avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de 
  la condescendance la plus parfaite, et d'une abnégation de volonté, que 
  les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui 
  faisait l'orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme 
  était en effet le résultat de l'humeur la plus altière. Telle 
  princesse, 
  citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d'attention à ce 
  que 
  ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si 
  modeste en apparence, n'en donnait à tout ce que disait ou faisait son 
  mari. Jusqu'à l'arrivée de Julien, elle n'avait réellement eu 
  d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs 
  douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette 
  âme, qui, de la vie, n'avait adoré que Dieu, quand elle était au 
  Sacré-Coeur de Besançon. 
  Sans qu'elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d'un de ses 
  fils la mettait presque dans le même état que si l'enfant eût été mort. 
  Un éclat de rire grossier, un haussement d'épaules, accompagné de 
  quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment 
  accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin 
  d'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans les premières 
  années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout 
  elles 
  portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard 
  dans 
  le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au milieu des 
  flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait 
  passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière 
  pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle 
  se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le 
  sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale 
  insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argent, de préséance 
  ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les 
  contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter 
  des bottes et un chapeau de feutre. 
  Après de longues années, Mme de Rênal n'était pas encore accoutumée à 
  ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre. 
  De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances 
  douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la 
  sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt 
  pardonné son ignorance extrême gui était une grâce de plus, et la 
  rudesse de ses façons qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il 
  valait la peine de l'écouter, même quand on parlait des choses les plus 
  communes, même quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasé, comme il 
  traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le 
  spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis 
  qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués 
  de Julien. La générosité, la noblesse d'âme, l'humanité lui semblèrent 
  peu à peu n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul 
  toute 
  la sympathie et même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes 
  bien nées. 
  A Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite 
  simplifiée; mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune 
  précepteur et sa timide maîtresse 
  auraient retrouvé dans trois ou quatre romans et jusque dans les 
  couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur position. Les romans 
  leur 
  auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter, et ce 
  modèle, 
  tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, 
  la 
  vanité eût forcé Julien à le suivre. 
  Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident 
  eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres 
  un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la 
  délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des 
  jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente 
  ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement 
  dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se 
  fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel. 
  Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal 
  était attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant 
  tout à fait. 
  - Eh, madame, vous serait-il arrivé quelque malheur! 
  - Non, mon ami, lui répondit-elle; appelez les enfants, allons nous 
  promener. 
  Elle prit son bras et s'appuya d'une façon qui parut singulière à 
  Julien. C'était pour la première fois qu'elle l'avait appelé mon ami. 
  Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait 
  beaucoup. Elle ralentit le pas. 
  - On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique 
  héritière d'une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de 
  présents... Mes fils font des progrès... si étonnants... que je 
  voudrais 
  vous prier d'accepter un petit présent, comme marque de ma 
  reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du 
  linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa 
  de 
  parler. 
  - Quoi, madame? dit Julien. 
  - Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de 
  ceci à mon mari. 
  - Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en 
  s'arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa 
  hauteur, c'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins 
  qu'un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi 
  que ce soit de relatif à mon argent. 
  Mme de Rênal était atterrée. 
  - M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs 
  depuis que j'habite sa maison; je suis prêt à montrer mon livre de 
  dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me 
  hait. 
  A la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et 
  tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre pût 
  trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rênal 
  devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien; 
  quant à elle, elle le respecta elle l'admira, elle en avait été 
  grondée. 
  Sous prétexte dé réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait 
  causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces 
  manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet 
  fut d'apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d'y voir 
  rien 
  qui pût ressembler à un goût personnel. 
  - Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et 
  croient ensuite pouvoir tout réparer, par quelques singeries! 
  Le coeur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, 
  pour 
  que, malgré se s'ré solutions à cet égard, elle ne racontât pas à son 
  mari l'offre qu'elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait 
  été repoussée. 
  - Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un 
  refus de la part d'un domestique? 
  Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot: 
  - Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses 
  chambellans à sa nouvelle épouse: "Tous ces gens-là, lui dit-il sont 
  nos 
  domestiques. "Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval, 
  essentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui 
  vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire 
  deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs. 
  - Ah! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins 
  devant les domestiques! 
  - Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari, en 
  s'éloignant et pensant à la quotité de la somme. 
  Mme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va 
  humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se 
  cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire 
  de confidences. 
  Lorsqu'elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine 
  était 
  tellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre 
  parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra. 
  - Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari? 
  - Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il 
  m'a donné cent francs. 
  Mme de Rênal le regarda comme incertaine. 
  - Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que 
  Julien ne lui avait jamais vu. 
  Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son 
  affreuse 
  réputation de libéralisme'. Là, elle choisit pour dix louis de livres 
  qu'elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu'elle savait 
  que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire, 
  chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus 
  en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de 
  réparation qu'elle avait l'audace de faire à Julien, celui-ci était 
  étonné de la quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire. 
  Jamais il n'avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur 
  palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de 
  Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu'il y aurait, pour un 
  jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. 
  Enfin il eut l'idée qu'il serait possible, avec de l'adresse, de 
  persuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses 
  fils l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Apres 
  un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point, 
  que, 
  quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la 
  mention d'une action bien autrement pénible pour le noble maire, il 
  s'agissait de contribuer à la fortune d'un libéral, en prenant un 
  abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu'il était 
  sage 
  de donner à son fils aîné l'idée de visu de plusieurs ouvrages qu'il 
  entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait à l'École 
  militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller 
  plus 
  loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner. 
  - Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute 
  inconvenance à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût 
  sur le sale registre du libraire. 
  Le front de M. de Rênal s'éclaircit. 
  - Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton 
  plus 
  humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l'on pouvait un jour 
  découvrir que son nom a été sur le registre d'un libraire loueur de 
  livres. Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres 
  les 
  plus infâmes; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après 
  mon 
  nom les titres de ces livres pervers. 
  Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire 
  reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. "Je 
  tiens mon homme", se dit-il. 
  Quelques jours après, l'aîné des enfants interrogeant Julien sur un 
  livre annoncé dans la Quotidienne, en présence de M. de Rênal: 
  - Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune 
  précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe, 
  on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier 
  de vos gens. 
  - Voilà une idée qui n'est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort 
  joyeux. 
  - Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et 
  presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient 
  le succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désirées, il 
  faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une 
  fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les 
  filles de madame, et le domestique lui-même. 
  - Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d'un air 
  hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant 
  mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants. 
  La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites 
  négociations, 
  et leur succès l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence 
  marquée qu'il n'eût tenu qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de 
  Rênal. 
  La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. 
  le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait 
  profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait 
  chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod, 
  par les autres amis de la maison, à l'occasion de choses qui venaient 
  de 
  se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la 
  réalité. Une action lui semblait-elle admirable? c'était celle-là 
  précisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa 
  réplique intérieure était toujours: "Quels monstres ou quels sots!" Le 
  plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait 
  absolument rien à ce dont on parlait. 
  De la vie, il n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgienmajor; 
  le peu d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte 
  en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit 
  circonstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait: "Je 
  n'aurais pas sourcillé." 
  La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation 
  étrangère à l'éducation des enfants, il se mit à parler d'opérations 
  chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser. 
  Julien ne savait rien au-delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal, 
  le silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient 
  seuls. Dans le salon, quelle que fût l'humilité de son maintien, elle 
  trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout 
  ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, 
  elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son 
  instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était 
  nullement tendre. 
  D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne 
  société, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu'on se 
  taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se 
  sentait 
  humilié comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette 
  sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son 
  imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles 
  ', sur ce qu'un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne 
  lui 
  offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était 
  dans 
  les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus 
  humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec 
  Mme 
  de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus 
  cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à 
  parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour 
  comble de misère, il voyait et s'exagérait son absurdité, mais ce qu'il 
  ne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux 
  et 
  annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils 
  donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de 
  Rênal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais à dire quelque 
  chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu. il 
  ne 
  songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison 
  ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes, 
  elle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien. 
  Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est 
  sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué. 
  Les fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a 
  fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui 
  redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture. 
  Mme de Rênal, riche héritière d'une tante dévote mariée à seize ans à 
  un 
  bon gentilhomme, n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le 
  moins du monde à l'amour. Ce n'était guère que son confesseur, le bon 
  curé Chélan, qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de 
  M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot 
  ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject. Elle 
  recardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de 
  nature, 
  l'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de romans 
  que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de 
  Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin 
  de se faire le plus petit reproche.