Le Rouge et le Noir by Stendhal
Leo* 23.11.2009 11:26:11 (permalink)
Le Rouge et le Noir
Chronique du XIXe siècle
by Stendhal
 
"La vérité, l'âpre vérité"
Danton
 

CHAPITRE PREMIER

UNE PETITE VILLE

Put thousands together
Less bad,
But the cage less gay.
HOBBES
 
LA petite ville de Verrières peut passer pour l'une des plus jolies de
la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de
tuiles rouges s'étendent sur la pente d'une colline, dont des touffes
de
vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule
à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications bâties
jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.
Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c'est une
des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige
dès les premiers froids d'octobre. Un torrent, qui se précipite de la
montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs et donne
le
mouvement à un grand nombre de scies à bois; c'est une industrie fort
simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des
habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les
scies
à bois qui ont enrichi cette petite ville. C'est à la fabrique des
toiles peintes, dites de Mulhouse, que l'on doit l'aisance générale
qui,
depuis la chute de Napoléon a fait rebâtir les façades de presque
toutes
les maisons dé Verrières.
A peine entre-t-on dans la ville que l'on est étourdi par le fracas
d'une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux
pesants,
et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par
une roue que l'eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux
fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont
de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces
marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement
transformés en clous'. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux
qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans
les montagnes qui séparent la France de l'Helvétie. Si, en entrant à
Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de
clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond
avec un accent traînard: Eh! elle est à M. le maire.
Pour peu que le voyageur s'arrête quelques instants dans cette grande
rue de Verrières, qui va en montant depuis la re du Doubs jusque vers
le
sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu'il verra
paraître un grand homme à l'air affairé et important.
A son aspect tous les drapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont
grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs
ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne
manque pas d'une certaine régularité: on trouve même, au premier aspect
qu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d'agrément
qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais
bientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de
contentement
de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu
inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se
faire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et à payer lui-même le
plus tard possible quand il doit.
Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue
d'un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur.
Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il
aperçoit
une maison d'assez belle apparence, et à travers une grille de fer
attenante à la maison, des jardins magnifiques. Au-delà, c'est une
ligne
d'horizon formée par les collines de la Bourgogne; et qui semble faite
à
souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur
l'atmosphère empestée des petits intérêts d'argent dont il commence à
être asphyxié.
On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C'est aux
bénéfices qu'il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de
Verrières doit cette belle habitation en pierre de taille qu'il achève
en ce moment. Sa famille dit-on, est espagnole antique, et, à ce qu'on
prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis X.
Depuis 1815 il rougit d'être industriel: 1815 l'a fait maire de
Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de
ce magnifique jardin qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs,
sont
aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du
ter.
Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui
entourent les villes manufacturières de l'Allemagne, Leipzig,
Francfort,
Nuremberg, etc. En Franche-Comté. plus on bâtit de murs, plus on
hérisse
sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on
acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de
Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu'il a acheté au
poids de l'or certains petits morceaux de terrain qu'ils occupent. Par
exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du
Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le
nom de SOREL, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui
domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l'espace sur lequel on
élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de
Rênal.
Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du
vieux Sorel, paysan dur et entêté; il a dû lui compter de beaux louis
d'or pour obtenir qu'il transportât son usine ailleurs. Quant au
ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du
crédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu'il fût détourné. Cette grâce
lui vint après les élections de 182...
Il a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas
sur
les bords du Doubs. Et, quoique cette position fût beaucoup plus
avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel,
comme
on l'appelle depuis qu'il est riche, a eu le secret d'obtenir de
l'impatience et de la manie de propriétaire, qui animait son voisin,
une
somme de 6000 F.
Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de
l'endroit. Une fois, c'était un jour de dimanche, il y a quatre ans de
cela, M. de Rênal, revenant de l'église en costume de maire, vit de
loin
le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce
sourire a porté un jour fatal dans l'âme de M. le maire, il pense
depuis
lors qu'il eût pu obtenir l'échange à meilleur marché.
Pour arriver à la considération publique à Verrières, l'essentiel est
de
ne pas adopter, tout en bâtissant beaucoup de murs, quelque plan
apporté
d'Italie par ces maçons, qui, au printemps, traversent les gorges du
Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l'imprudent
bâtisseur une éternelle réputation de mauvaise tête, et il serait à
jamais perdu auprès des gens sages et modérés qui distribuent la
considération en Franche-Comté.
Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme;
c'est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est
insupportable, pour qui a vécu dans cette grande république qu'on
appelle Paris. La tyrannie de l'opinion, et quelle opinion! est aussi
bête dans les petites villes de France, qu'aux États-Unis d'Amérique.
#1
    Leo* 03.12.2009 09:24:02 (permalink)
    CHAPITRE II
    UN MAIRE
    L'importance! Monsieur, n'est-ce rien? Le respect des sots,
    l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage.
    BARNAVE
    Heureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateur, un
    immense mur de soutènement était nécessaire à la promenade publique qui
    longe la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs.
    Elle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques
    de France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la
    promenade, y creusaient des ravins et le rendaient impraticable. Cet
    inconvénient senti par tous, mit M. de Rênal dans l'heureuse nécessité
    d'immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur
    et de trente ou quarante toises de long.
    Le parapet de ce mur, pour lequel M. de Rênal a dû faire trois voyages
    à
    Paris, car l'avant-dernier ministre de l'Intérieur s'était déclaré
    l'ennemi mortel de la promenade de Verrières, le parapet de ce mur
    s'élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour
    braver tous les ministres présents et passés, on le garnit en ce moment
    avec des dalles de pierre de taille.
    Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnés la veille, et la
    poitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d'un beau gris
    tirant
    sur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs! Au-delà,
    sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond desquelles
    l'oeil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de
    cascade en cascade, on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est
    fort
    chaud dans ces montagnes; lorsqu'il brille d'aplomb, la rêverie du
    voyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes.
    Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la
    doivent à la terre rapportée, que M. le maire a fait placer derrière
    son
    immense mur de soutènement, car, malgré l'opposition du conseil
    municipal, il a élargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu'il
    soit
    ultra et moi libéral, je l'en loue); c'est pourquoi dans son opinion et
    dans celle de M. Valenod, l'heureux directeur du dépôt de mendicité de
    Verrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de
    Saint-Germain-en-Laye.
    Je ne trouve quant à moi qu'une chose à reprendre au COURS DE LA
    FIDELITÉ; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des
    plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal, ce que
    je reprocherais au Cours de la Fidélité, c'est la manière barbare dont
    l'autorité fait tailler et tondre jusqu'au vif ces vigoureux platanes.
    Au lieu de ressembler par leurs têtes basses rondes et aplaties, à la
    plus vulgaire des plantes potagères, ils ne demanderaient pas mieux que
    d'avoir ces formes magnifiques qu'on leur voit en Angleterre. Mais la
    volonté de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les
    arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les
    libéraux de l'endroit prétendent, mais ils exagèrent, que la main du
    jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le
    vicaire
    Maslon a pris l'habitude de s'emparer des produits de la tonte.
    Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques années
    pour surveiller l'abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux
    chirurgien-major de l'armée d'Italie, retiré à Verrières, et qui de son
    vivant était à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste,
    osa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces
    beaux arbres.
    - J'aime l'ombre, répondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur
    convenable quand on parle à un chirurgien, membre de la Légion
    d'honneur, j'aime l'ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de
    l'ombre, et je ne conçois pas qu'un arbre soit fait pour autre chose,
    quand toutefois, comme l'utile noyer, il ne rapporte pas de revenu.
    Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières: RAPPORTER DU REVENU.
    A lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts
    des habitants.
    Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite
    ville qui vous semblait si jolie. L'étranger qui arrive, séduit par la
    beauté des fraîches et profondes vallées qui l'entourent s'imagine
    d'abord que ses habitants sont sensibles au beau, ils ne parlent que
    trop souvent de la beauté de leur pays: on ne peut pas nier qu'ils n'en
    fassent grand cas, mais c'est parce qu'elle attire quelques étrangers
    dont l'argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de
    l'octroi, rapporte du revenu à la ville.
    C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le
    Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son
    mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de Mme de Rênal suivait avec
    inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L'aîné, qui pouvait
    avoir onze ans, s'approchait trop souvent du parapet et faisait mine
    d'y
    monter. Une voix douce prononçait alors le nom d'Adolphe, et l'enfant
    renonçait à son projet ambitieux. Mme de Rênal paraissait une femme de
    trente ans, mais encore assez jolie.
    - Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M.
    de Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore qu'a
    l'ordinaire.
    Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château...
    Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents
    pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et
    les
    ménagements savants d'un dialogue de province.
    Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n'était
    autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen
    de s'introduire, non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité
    de Verrières, mais aussi dans l'hôpital administré gratuitement par le
    maire et les principaux propriétaires de l'endroit.
    - Mais,disait timidement Mme de Rênal, quel tort peut vous faire ce
    monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la
    plus scrupuleuse probité?
    - Il ne vient que pour déverser le blâme, et ensuite il fera insérer
    des
    articles dans les journaux du libéralisme.
    - Vous ne les lisez jamais, mon ami.
    - Mais on nous parle de ces articles jacobins; tout cela nous distrait
    et nous empêche de faire le bien*. Quant à moi, je ne pardonnerai
    jamais
    au curé.
    * Historique.

    #2
      Leo* 06.12.2009 16:25:06 (permalink)
      CHAPITRE III
      LE BIEN DES PAUVRES
      Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.
      FLEURY
      Il faut savoir que le curé de Verrières vieillard de quatre-vingts ans,
      mais qui devait à l'air vif de ces montagnes une santé et un caractère
      de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l'hôpital et
      même le dépôt de mendicité. C'était précisément à six heures du matin
      que M. Appert qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la
      sagesse
      d'arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au
      presbytère.
      En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de
      France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan
      resta pensif.
      "Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix ils n'oseraient!"
      Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où,
      malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de
      faire une belle action un peu dangereuse:
      - Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des
      surveillants du dépôt de mendicité, veuillez n'émettre aucune opinion
      sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu'il avait affaire
      à
      un homme de coeur: il suivit le vénérable curé visita la prison,
      l'hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions, et, malgré d'étranges
      réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.
      Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert,
      qui prétendit avoir des lettres à écrire: il ne voulait pas
      compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures,
      ces messieurs allèrent achever l'inspection du dépôt de mendicité, et
      revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le
      geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées; sa
      figure ignoble était devenue hideuse par l'effet de la terreur.
      - Ah! monsieur, dit-il au curé, dès qu'il l'aperçut, ce monsieur, que
      je
      vois là avec vous, n'est-il pas M. Appert?
      - Qu'importe? dit le curé.
      - C'est que depuis hier j'ai l'ordre le plus précis, et que M. le
      préfet
      a envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas
      admettre M. Appert dans la prison.
      - Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur qui est
      avec
      moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j'ai le droit d'entrer dans
      la
      prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant
      accompagner
      par qui je veux?
      - Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête,
      comme un bouledogue, que fait obéir à regret la crainte du bâton.
      Seulement, M. le curé, j'ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me
      destituera; je n'ai pour vivre que ma place.
      - Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé,
      d'une voix de plus en plus émue.
      - Quelle différence! reprit vivement le geôlier; vous, M. le curé, on
      sait que vous avez huit cents livres de rente, du bon bien au soleil...
      Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons
      différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses
      de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte
      à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin,
      suivi de M. Valenod directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez
      le curé, pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan
      n'était protégé par personne; il sentit toute la portée de leurs
      paroles.
      - Eh bien, messieurs! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans
      d'âge, que les fidèles verront destituer dans ce voisinage. Il y a
      cinquante-six ans que je suis ici, j'ai baptisé presque tous les
      habitants de la ville, qui n'était qu'un bourg quand j'y arrivai. Je
      marie tous tes jours des jeunes gens, dont jadis j'ai marié les
      grands-pères. Verrières est ma famille, mais la peur de la quitter ne
      me
      fera point transiger avec ma conscience ni admettre un autre directeur
      de mes actions. Je me suis dit en voyant l'étranger: "Cet homme, venu
      de
      Paris, peut être à la vérité un libéral, il n'y en a que trop, mais
      quel
      mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers?"
      Les reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le
      directeur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs:
      - Eh bien, messieurs! faites-moi destituer, s'était écrié le vieux
      curé,
      d'une voix tremblante. Je n'en habiterai pas moins le pays. On sait
      qu'il y a quarante-huit ans, j'ai hérité d'un champ qui rapporte huit
      cents livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d'économies
      illicites dans ma place, moi, messieurs, et c'est peut-être pourquoi je
      ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.
      M. de Rênal vivait fort bien avec sa femme mais ne sachant que répondre
      à cette idée, qu'elle lui répétait timidement: Quel mal ce monsieur de
      Paris peut-il faire aux prisonniers? il était sur le point de se fâcher
      tout à fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de
      monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait quoique ce
      mur
      fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l'autre côté.
      La crainte 'effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de
      Rênal de lui adresser la parole. Enfin, l'enfant, qui riait de sa
      prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade
      et accourut à elle. Il fut bien grondé.
      Ce petit événement changea le cours de la conversation.
      - Je veux absolument prendre chez moi Sorel le fils du scieur de
      planches, dit M. de Rênal, il surveillera les enfants, qui commencent à
      devenir trop diables pour nous. C'est un jeune prêtre, ou autant vaut,
      bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants, car il a un
      caractère ferme. dit le curé. Je lui donnerai trois cents francs et la
      nourriture. J'avais quelques doutes sur sa moralité; car il était le
      benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d'honneur, qui,
      sous prétexte qu'il était leur cousin, était venu se mettre en pension
      chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n'être au fond qu'un agent
      secret des libéraux, il disait que l'air de nos montagnes faisait du
      bien à son asthme; mais c'est ce qui n'est pas prouvé. Il avait fait
      toutes les campagnes de Buonaparté en Italie; et même avait, dit-on,
      signé non pour l'Empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au
      fils Sorel et lui a laissé cette quantité de livres qu'il avait
      apportés
      avec lui. Aussi n'aurais-je jamais songé à mettre le fils du
      charpentier
      auprès de nos enfants; mais le curé, justement la veille de la scène
      qui
      vient de nous brouiller à jamais, m'a dit que ce Sorel étudie la
      théologie depuis trois ans, avec le projet d'entrer au séminaire; il
      n'est donc pas libéral, et il est latiniste.
      "Cet arrangement convient de plus d'une façon, continua M. de Rênal, en
      regardant sa femme d'un air diplomatique, le Valenod est tout fier des
      deux beaux normands qu'il vient d'acheter pour sa calèche. Mais il n'a
      pas de précepteur pour ses enfants.
      - Il pourrait bien nous enlever celui-ci.
      - Tu approuves donc mon projet? dit M. de Rênal, remerciant sa femme,
      par un sourire, de l'excellente idée qu'elle venait d'avoir. Allons,
      voilà qui est décidé.
      - Ah, bon Dieu! mon cher ami, comme tu prends vite un parti!
      - C'est que j'ai du caractère, moi, et le curé l'a bien vu. Ne
      dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces
      marchands de toile me portent envie, j'en ai la certitude, deux ou
      trois
      deviennent des richards, eh bien, j'aime assez qu'ils voient passer les
      enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur
      précepteur. Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que,
      dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C'est cent écus qu'il m'en
      pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire
      pour soutenir notre rang.
      Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C'était une
      femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit
      dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la
      jeunesse dans la démarche, aux yeux d'un Parisien, cette grâce naïve,
      pleine d'innocence et de vivacité, serait même allée jusqu'à rappeler
      des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme
      de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l'affection
      n'avaient jamais approché de ce coeur. M. Valenod, le riche directeur
      du
      dépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès ce qui
      avait jeté un éclat singulier sur sa vertu; car ce M. Valenod, grand
      jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris
      noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et broyants qu'en
      province on appelle de beaux hommes.
      Mme de Rênal, fort timide, et d'un caractère en apparence fort inégal
      était surtout choquée du mouvement continuel, et des éclats de voix de
      M. Valenod. L'éloignement qu'elle avait pour ce qu'à Verrières on
      appelle de la joie, lui avait valu la réputation d'être très fière de sa
      naissance. Elle n'y songeait pas, mais avait été fort contente de voir
      les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons
      pas qu'elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que sans
      nulle politique à l'égard de son mari, elle laissait échapper les plus
      belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de
      Besançon. Pourvu qu'on la laissât seule errer dans son beau jardin,
      elle
      ne se plaignait jamais.
      C'était une âme naïve, qui jamais ne s'était élevée même jusqu'à juger
      son mari, et à s'avouer qu'il l'ennuyait. Elle supposait sans se le
      dire
      qu'entre mari et femme il n'y avait pas de plus douces relations. Elle
      aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur
      leurs
      enfants, dont il destinait l'un à l'épée, le second à la magistrature,
      et le troisième à l'Église. En somme elle trouvait M. de Rênal beaucoup
      moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.
      Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait
      une
      réputation d'esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de
      plaisanteries dont il avait hérité d'un oncle. Le vieux capitaine de
      Rênal servait avant la Révolution dans le régiment d'infanterie de M.
      le
      duc d'Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons
      du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M.
      Ducrest, l'inventeur du Palais-Roval. Ces personnages ne reparaissaient
      que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce
      souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail
      pour lui, et depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes
      occasions ses anecdotes relatives à la maison d'Orléans. Comme il était
      d'ailleurs fort poli, excepté lorsqu'on parlait d'argent, il passait,
      avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières.
      #3
        Leo* 15.12.2009 20:57:55 (permalink)
        CHAPITRE IV
        UN PERE ET UN FILS
        E sarà mia colpa,
        Se cosi è?
        MACHIAVELLI
        "Ma femme a réellement beaucoup de tête! se disait, le lendemain à six
        heures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père
        Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supériorité qui
        m'appartient, je n'avais pas songé que si Je ne prends pas ce petit
        abbé
        Sorel, qui dit-on sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt,
        cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me
        l'enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de
        ses
        enfants!... Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane?"
        M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu'il vit de loin un
        paysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait
        fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur
        le chemin de halage. Le paysan n'eut pas l'air fort satisfait de voir
        approcher M. le maire; car ces pièces de bois obstruaient le chemin, et
        étaient déposées là en contravention.
        Le père Sorel, car c'était lui, fut très surpris et encore plus content
        de la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils
        Julien. Il ne l'en écouta pas moins avec cet air de tristesse
        mécontente
        et de désintérêt, dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants
        de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils
        conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l'Égypte.
        La réponse de Sorel ne fut d'abord que la longue récitation de toutes
        les formules de respect qu'il savait par coeur. Pendant qu'il répétait
        ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l'air de
        fausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l'esprit
        actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait
        porter
        un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était fort mécontent de Julien et c'était pour lui que M. de Rênal lui
        offrait le gage inespéré de trois cents francs par an, avec la
        nourriture et même l'habillement. Cette dernière prétention, que le
        père
        Sorel avait eu le génie de mettre en avant subitement, avait été
        accordée de même par M. de Rênal.
        Cette demande frappa le maire. "Puisque Sorel n'est pas ravi et comblé
        par ma proposition, comme naturellement il devrait l'être, il est
        clair,
        se dit-il, qu'on lui a fait des offres d'un autre côté et de qui
        peuvent-elles venir, si ce n'est du Valenod. "Ce fut en vain que M. de
        Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ: l'astuce du vieux paysan
        s'y refusa opiniâtrement; il voulait, disait-il, consulter son fils,
        comme si, en province, un père riche consultait un fils qui n'a rien,
        autrement que pour la forme.
        Une scie à eau se compose d'un hangar au bord d'un ruisseau. Le toit
        est
        soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. A
        huit ou dix pieds d'élévation, au milieu du hangar, on voit une scie
        qui
        monte et descend, tandis qu'un mécanisme fort simple pousse contre
        cette
        scie une pièce de bois. C'est une roue mise en mouvement par le ruisseau
        qui fait aller ce double mécanisme, celui de la scie qui monte et
        descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la scie,
        qui la débite en planches.
        En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de
        stentor, personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de
        géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de
        sapin,
        qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la
        marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en
        séparait des copeaux énormes. Ils n'entendirent pas la voix de leur
        père. Celui-ci se dirigea vers le hangar en y entrant, il chercha
        vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie.
        Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des
        pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de
        tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au
        vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince peu
        propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés;
        mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire
        lui-même.
        Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que
        le jeune homme donnait à son livre! bien plus que le bruit de la scie
        l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son
        âge, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie,
        et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup
        violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un
        second
        coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit
        perdre l'équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas,
        au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussent brisé,
        mais
        son père le retint de la main gauche, comme il tombait.
        - Eh bien, paresseux! tu liras donc toujours tes maudits livres,
        pendant
        que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton
        temps chez le curé, à la bonne heure.
        Julien, quoiqu'étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se
        rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes
        aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de
        son
        livre qu'il adorait.
        - Descends, animal, que je te parle.
        Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cet ordre. Son
        père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter
        sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des
        noix,
        et l'en frappa sur l'épaule. A peine Julien fut-il à terre, que le
        vieux
        Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. "Dieu
        sait ce qu'il va me faire!" se disait le jeune homme. En passant, il
        regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre; c'était celui
        de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.
        Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C'était un petit jeune
        homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits
        irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs,
        qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l'expression de la haine la plus
        féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un
        petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les
        innombrables variétés de la physionomie humaine, il n'en est peut-être
        point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une
        taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur.
        Dès sa première jeunesse son air extrêmement pensif et sa grande pâleur
        avaient donné l'idée à son père qu'il ne vivrait pas, ou qu'il vivrait
        pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la
        maison,
        il haïssait ses frères et son père; dans les jeux du dimanche, sur la
        place publique, il était toujours battu.
        Il n'y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner
        quelques voix amies parmi les jeunes tilles. Méprisé de tout le monde,
        comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chicurgien-major qui
        un jour osa parler au maire au sujet des platanes.
        Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils,
        et lui enseignait le latin et l'histoire c'est-à-dire ce qu'il savait
        d'histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait
        légué sa croix de la Légion d'honneur, les arrérages de sa demi-solde,
        et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le
        saut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le maire. A peine entré dans la maison, Julien se sentit l'épaule arrêtée par la
        puissante main de son père; il tremblait, s'attendant à quelques coups.
        - Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux
        paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d'un enfant
        retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes
        de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du
        vieux charpentier qui avait l'air de vouloir lire jusqu'au fond de son
        âme.
        #4
          Leo* 21.12.2009 19:40:01 (permalink)
          CHAPITRE V
          UNE NEGOCIATION

          Cunctando restituit rem.
          ENNIUS.
          - Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard, d'où
          connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé?
          - Je ne lui ai jamais parlé répondit Julien, je n'ai jamais vu cette
          dame qu'à l'église.
          - Mais tu l'auras regardée, vilain effronté?
          - Jamais! Vous savez qu'à l'église je ne vois que Dieu, ajouta Julien,
          avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le
          retour des taloches.
          - Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin,
          et
          il se tut un instant; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois.
          Au
          fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n'en ira que mieux. Tu as
          gagné M. le curé ou tout autre qui t'a procuré une belle place. Va
          faire
          ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur
          des enfants.
          - Qu'aurai-je pour cela?
          - La nourriture, l'habillement et trois cents francs de gages.
          - Je ne veux pas être domestique.
          - Animal, qui te parle d'être domestique, est-ce que je voudrais que
          mon
          fils fût domestique?
          - Mais, avec qui mangerai-je?
          Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu'en parlant, il
          pourrait commettre quelque imprudence; il s'emporta contre Julien,
          qu'il
          accabla d'injures, en l'accusant de gourmandise, et le quitta pour
          aller
          consulter ses autres fils.
          Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant
          conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien
          deviner, alla se placer de l'autre côté de la scie, pour éviter d'être
          surpris. Il voulait penser mûrement à cette annonce imprévue qui
          changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence; son
          imagination était tout entière à se figurer ce qu'il verrait dans la
          belle maison de M. de Rênal.
          "Il faut renoncer à tout cela se dit-il, plutôt que de se laisser
          réduire à manger avec lés domestiques. Mon père voudra m'y forcer;
          plutôt mourir. J'ai quinze francs huit sous d'économie, je me sauve
          cette nuit, en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains
          nul gendarme, je suis à Besançon; là, je m'engage comme soldat, et,
          s'il
          le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d'avancement, plus
          d'ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout."
          Cette horreur pour manger avec les domestiques n'était pas naturelle à
          Julien; il eût fait, pour arriver à là fortune, des choses bien
          autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de
          Rousseau. C'était le seul livre à l'aide duquel son imagination se
          figurât le monde. Le recueil des bulletins de la grande armée et le
          Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait
          tuer
          pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D'après un
          mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du
          monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de
          l'avancement.
          Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si
          souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il
          voyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par coeur
          tout le Nouveau Testament en latin, il savait aussi le livre Du Pape de
          M. de Maistre, et croyait à l'un aussi peu qu'à l'autre.
          Comme par un accord mutuel. Sorel et son fils évitèrent de se parler ce
          jour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez
          le
          curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l'étrange
          proposition qu'on avait faite à son père. "Peut-être est-ce un piège,
          se
          disait-il, il faut taire semblant de l'avoir oublié."
          Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel,
          qui, après s'être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver,
          en
          faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d'autant de révérences.
          A
          force de parcourir toutes sortes d'objections, Sorel comprit que son
          fils mangerait avec le maître et la maîtresse de maison, et les jours

          il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants.
          Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu'il distinguait un
          véritable empressement chez M. le maire, et d'ailleurs rempli de
          défiance et d'étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait
          son fils. C'était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans
          laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.
          Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan; il
          demanda aussitôt avec assurance à voir l'habit que l'on donnerait à son
          fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.
          - Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera
          un habit noir complet.
          - Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan qui avait
          tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui
          restera?
          - Sans doute.
          - Oh! bien, dit Sorel, d'un ton de voix traînard, il ne reste donc plus
          qu'à nous mettre d'accord sur une seule chose, l'argent que vous lui
          donnerez.
          - Comment! s'écria M. de Rênal indigné, nous sommes d'accord depuis
          hier: je donne trois cents francs; je crois que c'est beaucoup, et
          peut-être trop.
          - C'était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant
          encore plus lentement, et, par un effort de génie qui n'étonnera que
          ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en
          regardant fixement M. de Rênal: Nous trouvons mieux ailleurs.
          A ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à
          lui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas
          un mot ne fut dit au hasard la finesse du paysan l'emporta sur la
          finesse de l'homme riche, qui n'en a pas besoin pour vivre. Tous les
          nombreux articles, qui devaient régler la nouvelle existence de Julien,
          se trouvèrent arrêtés; non seulement ses appointements furent réglés à
          quatre cents francs, mais on dut les payer d'avance, le premier de
          chaque mois.
          - Eh bien, je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.
          - Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur
          notre maire, dit le paysan d'une voix câline, ira bien jusqu'à
          trente-six francs.
          - Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en. Pour le coup, la colère lui
          donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu'il fallait cesser de
          marcher en avant. Alors, à son tour M. de Rênal fit des progrès. Jamais
          il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux
          Sorel fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à
          penser qu'il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu'il avait
          joué dans toute cette négociation.
          Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur.
          M. Durand me doit quelque chose. J'irai avec votre fils faire la levée
          du drap noir.
          Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules
          respectueuses; elles prirent un bon quart d'heure. A la fin voyant
          qu'il
          n'y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière
          révérence finit par ces mots:
          - Je vais envoyer mon fils au château.
          C'était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison
          quand ils voulaient lui plaire.
          De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se
          méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la
          nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la
          Légion d'honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de
          bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui
          domine Verrières.
          Quand il reparut:
          - Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais
          assez d'honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j'avance
          depuis tant d'années! Prends tes guenilles, et va-t'en chez M. le
          maire.
          Julien. étonné de n'être pas battu. se hâta de partir. Mais à peine
          hors
          de la vue de son terrible père il ralentit le pas. Il jugea qu'il
          serait
          utile à son hypocrisie d'aller faire une station à l'église.
          Ce mot vous surprend? Avant d'arriver à cet horrible mot, l'âme du
          jeune
          paysan avait eu bien du chemin à parcourir.
          Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6é, aux longs
          manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs,
          qui revenaient d'Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux à la
          fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l'état
          militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des
          batailles du pont de Lodi, d'Arcole, de Rivoli, que lui faisait le
          vieux
          chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard
          jetait sur sa croix.
          Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières
          une église, que l'on peut appeler magnifique pour une aussi petite
          ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa
          Julien; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle
          qu'elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé
          de Besançon, qui passait pour être l'espion de la congrégation. Le juge
          de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était
          l'opinion commune. N'avait-il pas osé avoir un différend avec un
          prêtre,
          qui, presque tous les quinze jours, allait à Besançon, où il voyait,
          disait-on, Mgr l'évêque?
          Sur ces entrefaites, le juge de paix, père d'une nombreuse famille,
          rendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes, toutes furent
          portées contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le
          bon parti triompha. Il ne s'agissait, il est vrai, que de sommes de
          trois ou cinq francs; mais une de ces petites amendes dot être payée
          par
          un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère cet homme s'écriait:
          "Quel changement! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de
          paix
          passait pour un si honnête homme!" Le chirurgien-major, ami de Julien,
          était mort.
          Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon; il annonça le projet de
          se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père,
          occupé à apprendre par coeur une bible latine que le curé lui avait
          prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des
          soirées
          entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître
          devant
          lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de
          jeune fille, si pâle et si douce cachait la ré solution inébranlable de
          s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune?
          Pour Julien, faire fortune, c'était d'abord sortir de Verrières; il
          abhorrait sa patrie. Tout ce qu'il y voyait glaçait son imagination.
          Dès sa première enfance, il avait eu des moments d'exaltation. Alors il
          songeait avec délices qu'un jour il serait présenté aux jolies femmes
          de
          Paris; il saurait attirer leur attention par quelque action d'éclat.
          Pourquoi ne serait-il pas aimé de l'une d'elles, comme Bonaparte pauvre
          encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais? Depuis bien
          des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie, sans
          se
          dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s'était fait le
          maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs
          qu'il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.
          La construction de l'église et les sentences du juge de paix
          l'éclairèrent tout à coup; une idée qui lui vint le rendit comme fou
          pendant quelques semaines, et enfin s'empara de lui avec la
          toute-puissance de la première idée qu'une âme passionnée croit avoir
          inventée.
          "Quand Bonaparte fit parler de lui la France avait peur d'être envahie;
          le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd'hui, on voit
          des prêtres, de quarante ans, avoir cent mille francs d'appointements,
          c'est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de
          Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de
          paix, si bonne tête, si honnête homme jusqu'ici, si vieux, qui se
          déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il
          faut être prêtre."
          Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que
          Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine
          du
          feu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan à un dîner de prêtres
          auquel le bon curé l'avait présenté comme un prodige d'instruction, il
          lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit
          contre
          la poitrine prétendit s'être disloqué le bras en remuant un tronc dé
          sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après
          cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dixneuf
          ans, mais faible en apparence, et à qui l'on en eût tout au plus donné
          dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la
          magnifique église de Verrières.
          Il la trouva sombre et solitaire. A l'occasion d'une fête, toutes les
          croisées de l'édifice avaient été couvertes d'étoffe cramoisie. Il en
          résultait, aux rayons du soleil, un effet de lumière éblouissant, du
          caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit.
          Seul dans l'église, il s'établit dans le banc qui avait la plus belle
          apparence. Il portait les armes de M. de Rênal.
          Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé

          comme pour être lu. Il y porta es yeux et vit:
          Détails de l'exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté
          à Besançon, le...
          Le papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots
          d'une ligne, c'étaient: Le premier pas.
          "Qui a pu mettre ce papier là? dit Julien. Pauvre malheureux,
          ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien..."et il
          froissa
          le papier.
          En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c'était de l'eau
          bénite qu'on avait répandue: le reflet des rideaux rouges qui
          couvraient
          les fenêtres la faisait paraître du sang.
          Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrète.
          "Serais-je un lâche? se dit-il, aux armes!"
          Ce mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux
          chirurgien, était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement
          vers la maison de M. de Rênal.
          Malgré ses belles résolutions, dès qu'il l'aperçut à vingt pas de lui,
          il fut saisi d'une invincible timidité. La grille de fer était ouverte,
          elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.
          Julien n'était pas la seule personne dont le coeur fût troublé par son
          arrivée dans cette maison. L'extrême timidité de Mme de Rênal était
          déconcertée par l'idée de cet étranger, qui, d'après ses fonctions,
          allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle était
          accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des
          larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits
          dans l'appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu'elle
          demanda
          à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté
          dans sa chambre.
          La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de
          Rênal. Elle se faisait l'image la plus désagréable d'un être grossier
          et
          mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu'il
          savait
          le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.
          #5
            Leo* 25.12.2009 12:30:06 (permalink)
            CHAPITRE Vl
            L'ENNUI
            Non so più cosa son,
            Cosa faccio.
            MOZART: Figaro.
            Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle
            était
            loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre
            du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte
            d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement
            pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et
            avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
            Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que
            l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce
            pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque
            grâce
            à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la
            porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la
            sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer
            chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la
            porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce
            lui dit tout près de l'oreille:
            - Que voulez-vous ici, mon enfant?
            Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de
            Mme
            de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa
            beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait
            répété sa question.
            - Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux
            de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.
            Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à
            se
            regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout
            une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme
            de
            Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les
            joues
            si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt
            elle
            se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille; elle se
            moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi,
            c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et
            mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants!
            - Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin?
            Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.
            - Oui, madame, dit-il timidement.
            Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien:
            - Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants?
            - Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi?
            - N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une
            voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux,
            vous me le promettez?
            S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une
            dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien:
            dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit
            qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il
            aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement
            trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses
            jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire parce que pour se
            rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine
            publique. A sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille
            à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la
            dureté et le ton rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le
            contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand
            événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se
            trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en
            chemise et si près de lui.
            - Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé.
            De sa vie, une sensation purement agréable n'avait aussi profondément
            ému Mme de Rênal; jamais une apparition aussi gracieuse n'avait succédé
            à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfants, si soignés
            par elle, ne tomberaient pas dans les mains d'un prêtre sale et
            grognon.
            A peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la
            suivait timidement. Son air étonné, à l'aspect d'une maison si belle,
            était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en
            croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir
            un habit noir.
            - Mais est-il vrai, monsieur, lui dit-elle, en s'arrêtant encore, et
            craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait
            heureuse, vous savez le latin?
            Ces mots choquèrent l'orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans
            lequel il vivait depuis un quart d heure.
            - Oui, madame, lui dit-il, en cherchant à prendre un air froid, Je sais
            le latin aussi bien que M. le curé et même quelquefois il a la bonté de
            dire mieux que lui.
            Mme de Rênal trouva que Julien avait l'air fort méchant; il s'était
            arrêté à deux pas d'elle. Elle s'approcha et lui dit à mi-voix:
            - N'est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes
            enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons?
            Ce ton si doux et presque suppliant d'une si belle dame fit tout à coup
            oublier à Julien ce qu'il devait à sa réputation de latiniste. La
            figure
            de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des
            vêtements d'été d'une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan.
            Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir, et d'une voix
            défaillante:
            - Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.
            Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants
            fut
            tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l'extrême beauté
            de Julien. La forme presque féminine de ses traits, et son air
            d'embarras, ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement
            timide
            elle-même. L'air mâle que l'on trouve communément nécessaire à la
            beauté
            d'un homme lui eût fait peur.
            - Quel âge avez-vous, monsieur? dit-elle à Julien.
            - Bientôt dix-neuf ans.
            - Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée,
            ce
            sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois
            son père a voulu le battre; l'enfant a été malade pendant toute une
            semaine, et cependant c'était un bien petit coup.
            "Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m'a
            battu. Que ces gens riches sont heureux!"
            Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se
            passait dans l'âme du précepteur; elle prit ce mouvement de tristesse
            pour de la timidité, et voulut l'encourager.
            - Quel est votre nom, monsieur? lui dit-elle, avec un accent et une
            grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s'en rendre
            compte.
            - On m'appelle Julien Sorel, madame; je tremble en entrant pour la
            première fois de ma vie dans une maison étrangère j'ai besoin de votre
            protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers
            jours.
            Je n'ai jamais été au collège, j'étais trop pauvre; je n'ai jamais
            parlé
            à d'autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la
            Légion d'honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage
            de
            moi. Mes frères m'ont toujours battu, ne les croyez pas s'ils vous
            disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n'aurai jamais
            mauvaise intention.
            Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de
            Rênal.
            Tel est l'effet de la grâce parfaite quand elle est naturelle au
            caractère, et que surtout là personne qu'elle décore ne songe pas à
            avoir de la grâce; Julien, qui se connaissait fort bien en beauté
            féminine eût juré dans cet instant qu'elle n'avait que vingt ans. Il
            eut
            sur-le-champ l'idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur
            de
            son idée, un instant après, il se dit: "Il y aurait de la lâcheté à moi
            de ne pas exécuter une action qui peut m'être utile, et diminuer le
            mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à
            peine arraché à la scie. "Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par
            ce
            mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le
            dimanche
            par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal
            lui adressait deux ou trois mots d'instruction sur la façon de débuter
            avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de
            nouveau
            fort pâle; il dit, d'un air contraint:
            - Jamais, madame, je ne battrai vos enfants; je le jure devant Dieu. Et
            en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal, et la
            porter
            à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée.
            Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son
            châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres,
            l'avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se
            gronda elle-même, il lui sembla qu'elle n'avait pas été assez
            rapidement
            indignée.
            M. de Rênal qui avait entendu parler, sortit de son cabinet, du même
            air
            majestueux et paterne qu'il prenait lorsqu'il faisait des mariages à la
            mairie, il dit à Julien:
            - Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous
            voient.
            Il fit entrer Julien dans un cabinet et retint sa femme qui voulait les
            laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s'assit avec gravité.
            - M. le curé m'a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous
            traitera ici avec honneur, et si je suis content j'aiderai à vous faire
            par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni
            parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici
            trente-six francs pour le premier mois; mais j'exige votre parole de ne
            pas donner un sou de cet argent à votre père.
            M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire,
            avait été plus fin que lui.
            - Maintenant, monsieur, car d'après mes ordres tout le monde ici va
            vous
            appeler monsieur et vous sentirez l'avantage d'entrer dans une maison

            gens comme il faut, maintenant, monsieur, il n'est pas convenable que
            les enfants vous voient en veste. Les domestiques l'ont-il aperçu? dit
            M. de Rênal à sa femme.
            - Non, mon ami, répondit-elle, d'un air profondément pensif.
            - Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui
            donnant
            une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand le marchand de
            draps.
            Plus d'une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau
            précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même
            place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en
            l'examinant elle oubliait d'en avoir peur. Julien ne songeait point à
            elle, malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce
            moment n'était que celle d'un enfant; il lui semblait avoir vécu des
            années depuis l'instant où, trois heures auparavant, il était tremblant
            dans l'église. Il remarqua l'air glacé de Mme de Rênal, il comprit
            qu'elle était en colère de ce qu'il avait osé lui baiser la main. Mais
            le sentiment d'orgueil que lui donnait le contact d'habits si
            différents
            de ceux qu'il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de
            lui-même, et il avait tant envie de cacher sa joie, que tous ses
            mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le
            contemplait avec des yeux étonnés.
            - De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être
            respecté de mes enfants et de mes gens.
            - Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits;
            moi,
            pauvre paysan, je n'ai jamais porté que des vestes; j'irai, si vous le
            permettez, me renfermer dans ma chambre.
            - Que te semble de cette nouvelle acquisition? dit M. de Rênal à sa
            femme.
            Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se
            rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.
            - Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos
            prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer
            avant un mois.
            - Eh bien! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu'il
            pourra m'en coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur
            aux enfants de M. de Rênal. Ce but n'eût point été rempli si j'eusse
            laissé à Julien l'accoutrement d'un ouvrier. En le renvoyant, je
            retiendrai bien entendu l'habit noir complet que je viens de lever chez
            le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait
            chez le tailleur, et dont je l'ai couvert.
            L'heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de
            Rênal. Les enfants auxquels l'on avait annoncé le nouveau précepteur,
            accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C'était un
            autre
            homme. C'eût été mal parler que de dire qu'il était grave; c'était la
            gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d'un air
            qui étonna M. de Rênal lui-même.
            - Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour
            vous apprendre le latin. Vous savez ce que c'est que de réciter une
            leçon. Voici la sainte Bible dit-il en leur montrant un petit volume
            in-32, relié en noir. C'est particulièrement l'histoire de
            Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la partie qu'on appelle le Nouveau
            Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons faites-moi réciter
            la mienne.
            Adolphe, l'aîné des enfants, avait pris le livre.
            - Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi les trois premiers
            mots d'un alinéa. Je réciterai par coeur le livre sacré, règle de notre
            conduite à tous, jusqu'à ce que vous m'arrêtiez.
            Adolphe ouvrit le livre, lut deux mots, et Julien récita toute la page,
            avec la même facilité que s'il eût parlé français. M. de Rênal
            regardait
            sa femme d'un air de triomphe. Les enfants voyant l'étonnement de leurs
            parents, ouvraient de grandes yeux. Un domestique vint à la porte du
            salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d'abord
            immobile, et disparut ensuite. Bientôt la femme de chambre de madame,
            et
            la cuisinière, arrivèrent près de la porte, alors Adolphe avait déjà
            ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la
            même facilité.
            - Ah! mon Dieu! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière,
            bonne
            fille fort dévote.
            L'amour-propre de M. de Rênal était inquiet; loin de songer à examiner
            le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques
            mots latins enfin, il put dire un vers d'Horace. Julien ne savait de
            latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil:
            - Le saint ministère auquel je me destine m'a défendu de lire un poète
            aussi profane.
            M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d'Horace. Il
            expliqua à ses enfants ce que c'était qu'Horace; mais les enfants,
            frappés d'admiration, ne faisaient guère attention à ce qu'il disait.
            Ils regardaient Julien.
            Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger
            l'épreuve:
            - Il faut dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier
            m'indique aussi un passade du livre saint.
            Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot
            d'un
            alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au
            triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod,
            le
            possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron,
            sous-préfet de l'arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de
            monsieur; les domestiques eux-mêmes n'osèrent pas le lui refuser.
            Le soir tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille.
            Julien répondait à tous d'un air sombre qui tenait à distance. Sa
            gloire
            s'étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de
            Rênal, craignant qu'on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un
            engagement de deux ans.
            - Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me
            renvoyer
            je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger
            à
            rien n'est point égal, Je le refuse.
            Julien sut si bien faire que moins d'un mois après son arrivée dans la
            maison, M. dé Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec
            MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l'ancienne passion de
            Julien pour Napoléon, il n'en parlait qu'avec horreur..
            #6
              Leo* 12.01.2010 09:25:06 (permalink)
              CHAPITRE VII


              LES AFFINITÉS ÉLECTES

              Ils ne savent toucher le coeur qu'en le froissant.

              UN MODFRNE.
              Les enfants l'adoraient, lui ne les aimait point; sa pensée était
              ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l'impatientait
              jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son
              arrivée avait en quelque sorte chassé l'ennui de la maison, il fut un
              bon précepteur. Pour lui, il n'éprouvait que haine et horreur pour la
              haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table ce
              qui explique peut-être la haine et l'horreur. Il y eut certains dîners
              d'apparat où il put à grand-peine contenir sa haine pour tout ce qui
              l'environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod
              tenait
              le de chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir; il se
              sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. "Quels éloges
              de
              la probité, s'écria-t-il! on dirait que c'est la seule vertu; et
              cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui
              évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu'il administre le
              bien des pauvres! je parierais qu'il gagne même sur les fonds destinés
              aux enfants trouvés, à ces pauvres, dont la misère est encore plus
              sacrée que celle des autres! Ah! monstres! monstres! Et moi aussi, je
              suis une sorte d'enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de
              toute
              ma famille. ''
              Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et
              disant
              son bréviaire dans un petit bois, qu'on appelle le Belvédère', et qui
              domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux
              frères, qu'il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La
              jalousie
              de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel
              habit
              noir, par l'air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère
              qu'il avait pour eux, qu'ils l'avaient battu au point de le laisser
              évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et
              le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois; elle vit Julien
              étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu'il
              donna de la jalousie à M. Valenod.
              Il prenait l'alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle,
              mais il la haïssait à cause de sa beauté; c'était le premier écueil qui
              avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible afin
              de faire oublier le transport qui, le premier jour, l'avait porté à lui
              baiser la main.
              Élisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n'avait pas manqué de
              devenir amoureuse du jeune précepteur; elle en parlait souvent à sa
              maîtresse. L'amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d'un des
              valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa: "Vous ne
              voulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans
              la maison. "Julien ne méritait pas cette injure; mais, par instinct de
              joli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M.
              Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne
              convenait pas à un jeune abbé. A la soutane près c'était le costume que
              portait Julien.
              Mme de Rênal remarqua qu'il parlait plus souvent que de coutume à Mlle
              Élisa; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de
              la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu'il
              était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c'est
              pour ces petits soins qu'Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté,
              qu'elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal, elle eut envie de lui
              faire des cadeaux, mais elle n'osa pas; cette résistance intérieure fut
              le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de
              Julien, et le sentiment d'une joie pure et tout intellectuelle, étaient
              synonymes pour elle. Tourmentée par l'idée de la pauvreté de Julien,
              Mme
              de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge:
              - Quelle duperie! répondit-il. Quoi! faire des cadeaux à un homme dont
              nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien? cc serait
              dans
              le cas où il se négligerait qu'il faudrait stimuler son zèle.
              Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir; elle ne l'eût pas
              remarquée avant l'arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l'extrême
              propreté de la mise d'ailleurs fort simple du jeune abbé, sans se dire:
              "Ce pauvre garçon, comment peut-il faire?"
              Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu
              d'en
              être choquée.
              Mme de Rênal était une de ces femmes de province, que l'on peut très
              bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu'on
              les
              voit. Elle n'avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas
              de
              parler. Douée d'une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de
              bonheur
              naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne
              donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers, au
              milieu desquels le hasard l'avait jetée.
              On l'eût remarquée pour le naturel et la vivacité d'esprit, si elle eût
              reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d'héritière, elle avait
              été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Coeur
              de Jésus, et animées d'une haine violente pour les Français ennemis des
              jésuites. Mme de Rênal s'était trouvée assez de sens pour oublier
              bientôt, comme absurde, tout ce qu'elle avait appris au couvent; mais
              elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les
              flatteries
              précoces dont elle avait été l'objet, en sa qualité d'héritière d'une
              grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui
              avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l'apparence de
              la condescendance la plus parfaite, et d'une abnégation de volonté, que
              les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui
              faisait l'orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme
              était en effet le résultat de l'humeur la plus altière. Telle
              princesse,
              citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d'attention à ce
              que
              ses gentilshommes font autour d'elle, que cette femme si douce, si
              modeste en apparence, n'en donnait à tout ce que disait ou faisait son
              mari. Jusqu'à l'arrivée de Julien, elle n'avait réellement eu
              d'attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs
              douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette
              âme, qui, de la vie, n'avait adoré que Dieu, quand elle était au
              Sacré-Coeur de Besançon.
              Sans qu'elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d'un de ses
              fils la mettait presque dans le même état que si l'enfant eût été mort.
              Un éclat de rire grossier, un haussement d'épaules, accompagné de
              quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment
              accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin
              d'épanchement l'avait portée à faire à son mari, dans les premières
              années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout
              elles
              portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard
              dans
              le coeur de Mme de Rênal. Voilà ce qu'elle trouva au milieu des
              flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait
              passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière
              pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle
              se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le
              sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale
              insensibilité à tout ce qui n'était pas intérêt d'argent, de préséance
              ou de croix; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les
              contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter
              des bottes et un chapeau de feutre.
              Après de longues années, Mme de Rênal n'était pas encore accoutumée à
              ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.
              De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances
              douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la
              sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt
              pardonné son ignorance extrême gui était une grâce de plus, et la
              rudesse de ses façons qu'elle parvint à corriger. Elle trouva qu'il
              valait la peine de l'écouter, même quand on parlait des choses les plus
              communes, même quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasé, comme il
              traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le
              spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis
              qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués
              de Julien. La générosité, la noblesse d'âme, l'humanité lui semblèrent
              peu à peu n'exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul
              toute
              la sympathie et même l'admiration que ces vertus excitent chez les âmes
              bien nées.
              A Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite
              simplifiée; mais à Paris, l'amour est fils des romans. Le jeune
              précepteur et sa timide maîtresse
              auraient retrouvé dans trois ou quatre romans et jusque dans les
              couplets du Gymnase, l'éclaircissement de leur position. Les romans
              leur
              auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter, et ce
              modèle,
              tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant,
              la
              vanité eût forcé Julien à le suivre.
              Dans une petite ville de l'Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident
              eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres
              un jeune homme pauvre, et qui n'est qu'ambitieux parce que la
              délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des
              jouissances que donne l'argent, voit tous les jours une femme de trente
              ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement
              dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se
              fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.
              Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal
              était attendrie jusqu'aux larmes. Julien la surprit un jour, pleurant
              tout à fait.
              - Eh, madame, vous serait-il arrivé quelque malheur!
              - Non, mon ami, lui répondit-elle; appelez les enfants, allons nous
              promener.
              Elle prit son bras et s'appuya d'une façon qui parut singulière à
              Julien. C'était pour la première fois qu'elle l'avait appelé mon ami.
              Vers fa fin de la promenade, Julien remarqua qu'elle rougissait
              beaucoup. Elle ralentit le pas.
              - On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l'unique
              héritière d'une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de
              présents... Mes fils font des progrès... si étonnants... que je
              voudrais
              vous prier d'accepter un petit présent, comme marque de ma
              reconnaissance. Il ne s'agit que de quelques louis pour vous faire du
              linge. Mais... ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa
              de
              parler.
              - Quoi, madame? dit Julien.
              - Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de
              ceci à mon mari.
              - Je suis petit, madame mais je ne suis pas bas, reprit Julien en
              s'arrêtant, les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa
              hauteur, c'est à quoi vous n'avez pas assez réfléchi. Je serais moins
              qu'un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi
              que ce soit de relatif à mon argent.
              Mme de Rênal était atterrée.
              - M. le maire, continua Julien, m'a remis cinq fois trente-six francs
              depuis que j'habite sa maison; je suis prêt à montrer mon livre de
              dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me
              hait.
              A la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et
              tremblante, et la promenade se termina sans que ni l'un ni l'autre pût
              trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L'amour pour Mme de Rênal
              devint de plus en plus impossible dans le coeur orgueilleux de Julien;
              quant à elle, elle le respecta elle l'admira, elle en avait été
              grondée.
              Sous prétexte dé réparer l'humiliation involontaire qu'elle lui avait
              causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces
              manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet
              fut d'apaiser en partie la colère de Julien; il était loin d'y voir
              rien
              qui pût ressembler à un goût personnel.
              - Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient et
              croient ensuite pouvoir tout réparer, par quelques singeries!
              Le coeur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent,
              pour
              que, malgré se s'ré solutions à cet égard, elle ne racontât pas à son
              mari l'offre qu'elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait
              été repoussée.
              - Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un
              refus de la part d'un domestique?
              Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot:
              - Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses
              chambellans à sa nouvelle épouse: "Tous ces gens-là, lui dit-il sont
              nos
              domestiques. "Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval,
              essentiel pour les préséances. Tout ce qui n'est pas gentilhomme, qui
              vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire
              deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.
              - Ah! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins
              devant les domestiques!
              - Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari, en
              s'éloignant et pensant à la quotité de la somme.
              Mme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va
              humilier Julien, et par ma faute! Elle eut horreur de son mari et se
              cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire
              de confidences.
              Lorsqu'elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine
              était
              tellement contractée qu'elle ne put parvenir à prononcer la moindre
              parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu'elle serra.
              - Eh bien, mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari?
              - Comment ne le serais-je pas? répondit Julien avec un sourire amer; il
              m'a donné cent francs.
              Mme de Rênal le regarda comme incertaine.
              - Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que
              Julien ne lui avait jamais vu.
              Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son
              affreuse
              réputation de libéralisme'. Là, elle choisit pour dix louis de livres
              qu'elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu'elle savait
              que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire,
              chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus
              en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de
              réparation qu'elle avait l'audace de faire à Julien, celui-ci était
              étonné de la quantité de livres qu'il apercevait chez le libraire.
              Jamais il n'avait osé entrer en un lieu aussi profane; son coeur
              palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le coeur de
              Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu'il y aurait, pour un
              jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres.
              Enfin il eut l'idée qu'il serait possible, avec de l'adresse, de
              persuader à M. de Rênal qu'il fallait donner pour sujet de thème à ses
              fils l'histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Apres
              un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point,
              que,
              quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la
              mention d'une action bien autrement pénible pour le noble maire, il
              s'agissait de contribuer à la fortune d'un libéral, en prenant un
              abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu'il était
              sage
              de donner à son fils aîné l'idée de visu de plusieurs ouvrages qu'il
              entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu'il serait à l'École
              militaire, mais Julien voyait M. le maire s'obstiner à ne pas aller
              plus
              loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.
              - Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu'il y aurait une haute
              inconvenance à ce que le nom d'un bon gentilhomme tel qu'un Rênal parût
              sur le sale registre du libraire.
              Le front de M. de Rênal s'éclaircit.
              - Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d'un ton
              plus
              humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l'on pouvait un jour
              découvrir que son nom a été sur le registre d'un libraire loueur de
              livres. Les libéraux pourraient m'accuser d'avoir demandé les livres
              les
              plus infâmes; qui sait même s'ils n'iraient pas jusqu'à écrire après
              mon
              nom les titres de ces livres pervers.
              Mais Julien s'éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire
              reprendre l'expression de l'embarras et de l'humeur. Julien se tut. "Je
              tiens mon homme", se dit-il.
              Quelques jours après, l'aîné des enfants interrogeant Julien sur un
              livre annoncé dans la Quotidienne, en présence de M. de Rênal:
              - Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin dit le jeune
              précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe,
              on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier
              de vos gens.
              - Voilà une idée qui n'est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort
              joyeux.
              - Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien, de cet air grave et
              presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient
              le succès des affaires qu'ils ont le plus longtemps désirées, il
              faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une
              fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les
              filles de madame, et le domestique lui-même.
              - Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d'un air
              hautain. Il voulait cacher l'admiration que lui donnait le savant
              mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.
              La vie de Julien se composait ainsi d'une suite de petites
              négociations,
              et leur succès l'occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence
              marquée qu'il n'eût tenu qu'à lui de lire dans le coeur de Mme de
              Rênal.
              La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M.
              le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait
              profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait
              chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod,
              par les autres amis de la maison, à l'occasion de choses qui venaient
              de
              se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la
              réalité. Une action lui semblait-elle admirable? c'était celle-là
              précisément qui attirait le blâme des gens qui l'environnaient. Sa
              réplique intérieure était toujours: "Quels monstres ou quels sots!" Le
              plaisant, avec tant d'orgueil, c'est que souvent il ne comprenait
              absolument rien à ce dont on parlait.
              De la vie, il n'avait parlé avec sincérité qu'au vieux chirurgienmajor;
              le peu d'idées qu'il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte
              en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit
              circonstancié des opérations les plus douloureuses; il se disait: "Je
              n'aurais pas sourcillé."
              La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation
              étrangère à l'éducation des enfants, il se mit à parler d'opérations
              chirurgicales; elle pâlit et le pria de cesser.
              Julien ne savait rien au-delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal,
              le silence le plus singulier s'établissait entre eux dès qu'ils étaient
              seuls. Dans le salon, quelle que fût l'humilité de son maintien, elle
              trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout
              ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui,
              elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son
              instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n'était
              nullement tendre.
              D'après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne
              société, telle que l'avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu'on se
              taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se
              sentait
              humilié comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette
              sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son
              imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles
              ', sur ce qu'un homme doit dire quand il est seul avec une femme, ne
              lui
              offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était
              dans
              les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus
              humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec
              Mme
              de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus
              cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à
              parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour
              comble de misère, il voyait et s'exagérait son absurdité, mais ce qu'il
              ne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux; ils étaient si beaux
              et
              annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils
              donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n'en avait pas. Mme de
              Rênal remarqua que, seul avec elle, il n'arrivait jamais à dire quelque
              chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu. il
              ne
              songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison
              ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes,
              elle jouissait avec délices des éclairs d'esprit de Julien.
              Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est
              sévèrement bannie des moeurs de la province. On a peur d'être destitué.
              Les fripons cherchent un appui dans la congrégation; et l'hypocrisie a
              fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L'ennui
              redouble. Il ne reste d'autre plaisir que la lecture et l'agriculture.
              Mme de Rênal, riche héritière d'une tante dévote mariée à seize ans à
              un
              bon gentilhomme, n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le
              moins du monde à l'amour. Ce n'était guère que son confesseur, le bon
              curé Chélan, qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de
              M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot
              ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject. Elle
              recardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de
              nature,
              l'amour tel qu'elle l'avait trouvé dans le très petit nombre de romans
              que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de
              Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin
              de se faire le plus petit reproche.
              #7
                Leo* 31.01.2010 18:06:09 (permalink)
                CHAPITRE VIII


                PETITS ÉVÉNEMENTS


                Then there were sighs, the deeper for suppression,
                And stolen glances, sweeter for the theft,
                And burning blushes, though for no transgression.
                 

                Don Juan C. 1 et 74.
                L'angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son
                bonheur actuel n'était un peu altérée que quand elle venait à songer à
                sa femme de chambre Elisa. Cette fille fit un héritage, alla se
                confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d'épouser Julien. Le
                curé eut une véritable joie du bonheur de son ami, mais sa surprise fut
                extrême, quand Julien lui dit d'un air résolu que l'offre de Mlle Élisa
                ne pouvait lui convenir.
                - Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre coeur, dit le
                curé fronçant le sourcil; je vous félicite de votre vocation, si c'est
                à
                elle seule que vous devez le mépris d'une fortune plus que suffisante.
                Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et
                cependant, suivant toute apparence' je vais être destitué. Ceci
                m'afflige, et toutefois j ai huit cents livres de rente. Je vous fais
                part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d'illusions sur ce
                qui vous attend dans l'état de prêtre. Si vous songez à faire la cour
                aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée.
                Vous
                pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le
                sous-préfet, le maire, l'homme considéré et servir ses passions: cette
                conduite, qui dans le monde s'appelle savoir vivre, peut, pour un laïc,
                n'être pas absolument incompatible avec le salut, mais, dans notre
                état,
                il faut opter il s'agit de faire fortune dans ce monde ou dans l'autre,
                il n'y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez
                dans trois jours me rendre une réponse définitive. J'entrevois avec
                peine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m'annonce
                pas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres
                nécessaires à un prêtre; j'augure bien de votre esprit; mais,
                permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux,
                dans l'état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.
                Julien avait honte de son émotion, pour la première fois de sa vie, il
                se voyait aimé; il pleurait avec délices et alla cacher ses larmes dans
                les grands bois au-dessus de Verrières.
                "Pourquoi l'état où je me trouve? se dit-il enfin; je sens que je
                donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan et cependant il
                vient
                de me prouver que je ne suis qu'un sot. C'est lui surtout qu'il
                m'importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me
                parle, c'est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d'être
                prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de
                cinquante louis de rentes allait lui donner la plus haute idée de ma
                piété et de ma vocation.
                "A l'avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de
                mon
                caractère que j'aurai éprouvées. Qui m'eût dit que je trouverais du
                plaisir à répandre des larmes! que j'aimerais celui qui me prouve que
                je
                ne suis qu'un sot!"
                Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se
                munir dès le premier jour; ce prétexte était une calomnie, mais
                qu'importe? Il avoua au curé, avec beaucoup d'hésitation, qu'une raison
                qu'il ne pouvait lui expliquer parce qu'elle nuirait à un tiers,
                l'avait
                détourné tout d'abord de l'union projetée. C'était accuser la conduite
                d'Élisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout
                mondain,
                bien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.
                - Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne,
                estimable et instruit, plutôt qu'un prêtre sans vocation.
                Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux
                paroles: il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste
                fervent; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui
                éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.
                Il ne faut pas trop mal augurer de Julien; il inventait correctement
                les
                paroles d'une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n'est pas mal à son
                âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il
                avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui
                eut-il été donné d'approcher de ces messieurs, qu'il fut admirable pour
                les gestes comme pour les paroles.
                Mme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre
                ne rendît pas cette fille plus heureuse; elle la voyait aller sans
                cesse
                chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux; enfin Elisa lui parla
                de son mariage.
                Mme de Rênal se crut malade; une sorte de fièvre l'empêchait de trouver
                le sommeil; elle ne vivait que lorsqu'elle avait sous les yeux sa femme
                de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu'à eux et au bonheur
                qu'ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite
                maison
                où l'on devrait vivre avec cinquante louis de rentes, se peignait à
                elle
                sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire
                avocat
                à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières; dans ce cas elle
                le verrait quelquefois.
                Mme de Rênal crut sincèrement qu'elle allait devenir folle; elle le dit
                à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de
                chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle
                abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer, elle lui en
                demanda pardon. Les larmes d'Élisa redoublèrent; elle lui dit que si sa
                maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.
                - Dites répondit Mme de Rênal.
                - Eh bien, madame, il me refuse; des méchants lui auront dit du mal de
                moi, il les croit.
                - Qui vous refuse? dit Mme de Rênal respirant à peine.
                - Eh qui, madame, si ce n'est M. Julien? répliqua la femme de chambre,
                en sanglotant. M. le curé n'a pu vaincre sa résistance; car M. le curé
                trouve qu'il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte
                qu'elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n'est
                autre chose qu'un charpentier; lui-même comment gagnait-il sa vie avant
                d'être chez madame?
                Mme de Rênal n'écoutait plus, l'excès du bonheur lui avait presque ôté
                l'usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l'assurance
                que
                Julien avait refusé d'une façon positive, et qui ne permettait plus de
                revenir à une résolution plus sage.
                - Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je
                parlerai à M. Julien.
                Le lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse
                volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la
                fortune d'Élisa refusées constamment pendant une heure.
                Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par
                répondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne
                put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de
                jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut
                remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde.
                Elle
                était profondément étonnée.
                "Aurais-je de l'amour pour Julien?" se dit-elle enfin.
                Cette découverte, qui dans tout autre moment l'aurait plongée dans les
                remords et dans une agitation profonde ne fut pour elle qu'un spectacle
                singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu'elle
                venait d'éprouver, n'avait plus de sensibilité au service des passions.
                Mme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil, quand
                elle se réveilla elle ne s'effraya pas autant qu'elle l'aurait dû. Elle
                était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et
                innocente, jamais cette bonne provinciale n'avait torturé son âme, pour
                tâcher d'en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de
                sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée, avant l'arrivée de
                Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d'une
                bonne mère de famille, Mme de Rênal pensait aux passions, comme nous
                pensons à la loterie: duperie certaine et bonheur cherché par les fous.
                La cloche du dîner sonna; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle
                entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite
                depuis qu'elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d'un
                affreux mal de tête.
                - Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un
                gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces
                machines-là!
                Quoique accoutumée à ce genre d'esprit, ce ton de voix choqua Mme de
                Rênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien, il eût
                été l'homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu.
                Attentif à copier les allures des gens de coeur, dès les premiers beaux
                jours du printemps, M. de Rênal s'établit à Vergy, c'est le village
                rendu célèbre par l'aventure tragique de Gabrielle'. A quelques
                centaines de pas des ruines si pittoresques de l'anciens église
                gothique, M. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours,
                et
                un jardin dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de
                bois
                et allées de marronniers taillés deux fois par an. Un champ voisin,
                planté de pommiers servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques
                étaient au bout du verger; leur feuillage immense s'élevait peut-être à
                quatre-vingts pieds de hauteur.
                "Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les
                admirait me coûte la récolte d'un demi-arpent, le blé ne peut venir
                sous
                leur ombre."
                La vue dé la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal, son admiration
                allait jusqu'aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui
                donnait de l'esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de
                l'arrivée à Vergy M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les
                affairés de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses frais.
                Julien lui avait donné l'idée d'un petit chemin sablé, qui circulerait
                dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de
                se promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par
                la rosée. Cette idée fut mise à exécution, moins de vingt-quatre heures
                après avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement
                avec Julien à diriger les ouvriers.
                Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris
                de
                trouver l'allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal; elle
                avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de
                la hardiesse qu'on avait eue de faire, sans le consulter, une
                réparation
                aussi importante; mais Mme de Rênal l'avait exécutée à ses frais, ce
                qui
                le consolait un peu.
                Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et
                à
                faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons
                de
                gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères. C'est
                le
                nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait
                venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart; et Julien lui racontait
                les moeurs singulières de ces insectes.
                On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de
                carton arrangé aussi par Julien.
                Il y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation,
                il
                ne fut plus exposé à l'affreux supplice que lui donnaient les moments
                de
                silence.
                Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême quoique
                toujours
                de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du
                goût de tout le monde, excepté de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée
                de
                travail. "Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à
                Verrières, madame ne s'est donné tant de soins pour sa toilette; elle
                change de robes deux ou trois fois par Jour."
                Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point
                que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des
                robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle
                était
                très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir.
                - Jamais vous n'avez été si jeune, madame, lui disaient ses amis de
                Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C'est une façon de parler du
                pays.)
                Une chose singulière qui trouvera peu de croyance parmi nous, c'était
                sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins.
                Elle
                y trouvait du plaisir; et, sans y songer autrement, tout le temps
                qu'elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et
                Julien, elle travaillait avec Élisa à bâtir des robes. Sa seule course
                à
                Verrières fut causée par l'envie d'acheter de nouvelles robes d'été
                qu'on venait d'apporter de Mulhouse.
                Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son
                mariage,
                Mme de Rênal s'était liée insensiblement avec Mme Derville qui
                autrefois
                avait été sa compagne au Sacré-Coeur'.
                Mme Derville riait beaucoup de ce qu'elle appelait les idées folles de
                sa cousine: seule, jamais je n'y penserais, disait-elle. Ces idées
                imprévues qu'on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait
                honte comme d'une sottise, quand elle était avec son mari; mais la
                présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait
                d'abord
                ses pensées d'une voix timide; quand ces dames étaient longtemps
                seules,
                l'esprit de Mme de Rênal s'animait, et une longue matinée solitaire
                passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. A cc
                voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins
                gaie et beaucoup plus heureuse.
                Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son se jour
                à
                la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses
                élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des
                regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal,
                il se livrait au plaisir d'exister, si vif à cet âge, et au milieu des
                plus belles montagnes du monde.
                Dès l'arrivée de Mme Derville il sembla à Julien qu'elle était son
                amie;
                il se hâta dé lui montrer le point de vue que l'on a de l'extrémité de
                la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait il est égal, si
                ce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent
                offrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à
                quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par
                des bois de chênes, qui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est
                sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux,
                libre,
                et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux
                amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.
                - C'est pour moi comme de la musique de Mozart disait Mme Derville.
                La jalousie de ses frères, la présence d'un père despote et rempli
                d'humeur, avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de
                Verrières. A Vergy il ne trouvait point de ces souvenirs amers; pour la
                première fois de sa vie il ne voyait point d'ennemi. Quand M. de Rênal
                était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire; bientôt, au
                lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au
                fond
                d'un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil, le jour dans
                l'intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le
                livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y
                trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de
                découragement.
                Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur
                le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors,
                pour
                la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge
                aurait eues depuis longtemps.
                Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l'habitude de passer les
                soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison.
                L'obscurité
                y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait
                avec
                délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes; en
                gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le
                dos d'une de ces chaises de bois peint que l'on place dans les jardins.
                Cette main se retira bien vite, mais Julien pensa qu'il était de son
                devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la
                touchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule ou plutôt
                d'un sentiment d'infériorité à encourir si l'on n'y parvenait pas,
                éloigna sur-le-champ tout plaisir de son coeur.

                #8
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